Stéphane Bouquet
Des phrases pour la suite
2. dans l’escalier sous le soleil
à succès d’un soir, si quelqu’une dit reconnaissante :
« l’indulgence de la lumière
est rare »
faut-il traduire : les verbes soulager consoler
caresser etc.
utilise-les avec parcimonie
et / ou l’adverbe doucement
3. L’autre jour assez passé à présent
des surfeurs amateurs dévalaient la micro-vague
artificielle
à l’entrée de l’étroit canal
issu de la rivière locale (l’Isar)
(cette seule
vague ou cette vague une seule vie).
Supposons que l’élégie aille
ainsi, suivant sa propre pente
en un bizarre et instoppable slalom : « Sinon cela que reste-t-il
qui glisse encore
sur le toboggan sinueux des choses ? »
eh bien par ex.
les crocus violet violent se lançaient
eux aussi à l’assaut de la saison
suivante
4. Et être rendu au poème
comme chat ou chien
perdu à ses maîtres pleurant d’une joie mal
contrôlable
et maintenant nous marchons vers l’intersection
totale
dans le parc XVIIe sévèrement rénové
— et tout a retrouvé
cet ordre circulaire des allées et ce calme qui donnent
envie de dire
votre majesté et de s’incliner en un froufrou
de feuilles
et chaque chose on dirait, soi compris, dorlotée
dans le soir impérial
5. (ou si jamais)
couché contre
le tronc d’écorce lisse d’un corps
s’il devait dire dedans il y a
le jus matinal de mon cœur
je dirais je cœur
et ces griottes à cueillir
presser des couilles
oui je couille aussi
5.1. (comme cette longue voyelle
d’attente
qu’exactement le matin même ma voix
paparazza
mélancolisait idem
dans le café de longue attente :
aaaaah j’étais prêt mais à une infinie distance.)
5.2. Qu’est-ce qu’un poème
sinon la signature provisoire d’un accord ? Chaque vers cherche
le chemin d’un baptistère de fraîcheur
(je veux dire
toi-tout-torse et toi-nu-aussi vous êtes ma prière)
ou peut-être pas
chaque un
mais ceux où il s’agit de sauver
quelqu’un de l’effroi comme
on sort doucement les œufs cassables de la casserole
où ils cuisaient
et merde untel se fêle dès qu’on le touche.
6. et/ou si la solution était simplement
pour sortir de la sordide prison
très molle de soi —
d’imaginer
sucer le sureau
arraché aux fossés d’un chemin
si quelqu’un avec gentillesse
se penche —
et chuchote : sureau un arbuste
et pas crétin urbain
cette herbe folle au hasard des fossés
ceci serait du sureau ou bien
n’importe quelle autre hypothèse de survie
6.1. est-il vrai que lui-même
agite là-bas
le drapeau vert baignade autorisée de sa peau,
sur cette île
aux plages strictement interdites
et imaginer nager jusque là-bas où un nous
supérieur à nous :
assis et se convertissant
aux choses à surprier
dans le préparadis d’ici
6.2.
— ainsi quelqu’un viendrait
avec son visage de faire
ou faire-faire promettre aux choses
de ployer
dans le sens du vent que tu veux
7. On pourrait
croire que tout ensuite
va se tenir tranquille dans sa solitude et
cette torpeur
de canicule mais même l’ermite extrême
espère
des sortes de cris d’oiseaux. Cela
appelle. Cela
réclame non pas (seulement) la caresse liquide
de la consolation
mais (aussi) autre chose : alors quoi ? C’est là
tout le problème :
les arbres ont l’air d’avoir épuisé leurs conseils
et la rivière
sombré dans une léthargie insecouable. Tout
à l’heure
à la cathédrale où jadis Savonarole postillonnait
sa haine
on enterrait une femme (sorella nostra
sorella) je dis on
mais c’était surtout un prêtre africain exilé et 3
vieilles. J’ai pensé :
maintenant elle est la chienne d’un ange du ciel
uniquement
parce que j’espérais que quelqu’un avec sa gueule
de poème à venir
me tienne à mon tour en laisse et me traîne
jusqu’à l’endroit
où déféquer en paix. Le garçon en short
de foot
rouge ? Ce serait trop beau. Laisse tomber.
7.1. Et personne ni surtout moi
ne savait répondre
à l’affolante question du prêtre : comment existes-tu
inaccessible à l’étreinte ? Es-tu simplement
super-angélique
éparse dans un monde peut-être sans pronom
et c’est le soir sempiternel,
tout s’est dissous
dans la douceur de l’ombre et du soleil oblique,
il ne reste que les choses
dont nous ne sommes
pas sûrs
et la paix transparente du présent,
est-ce que ça serait la solution,
un peu comme si quelqu’un
7.2. Comme si un technicien hors pair avait repéré
réparé la panne,
nettoyé l’essentiel de la crasse, réamorcé
la pompe
et maintenant tout ce qui surgit pêle-mêle
a des relents
onctueux de passé : résidus de fougères et Loctudy
des congés payés
et quelque part il y a la mer et autre part
un lac de montagne
saphir comme
un regard-garçon
et nos pieds dans l’eau gelée où riait
où rit si loin
la sœur d’avant la mort
(il y a si longtemps
que nous sommes
tombés
de l’enfance.)
8. mon corps = ton corps,
« nous irions enlacés au-delà des avoines » (Akhmatova)
mais tout s’est
simplifié depuis comme dans ces démonstrations
complexes où chaque chose tombe et s’annule
des deux côtés du signe égal
et nous voilà réduits à m = t
ou m/t = 1,
sans qu’on
sache qui sont exactement m et t
qui a le droit de se dévisager encore ou contre qui
ou quoi ils s’échangent.
9. Viens on va jouer
avec les fringues dans
la lessive-laverie et la lavande
synthétique assis sur les lave-linge
on se fera vibrer
à l’essorage
Viens on va jouer
10. Ou si les jours d’après
sont un pauvre poulpe
piégé dans de futiles filets d’utopie : inutile alors
de se réfugier dans ce silencieux
odorant et multicolore
mandala de fleurs
cultivé par deux citadins
recyclés développement durable
dans leur si beau si givenchy jardin
et total inutile
de quémander aux autres
les autres choses du besoin
11. A l’horizon pourtant comme promis
l’hiver et son surplus de brouillard
semé-percé de réverbères
et la non moins géniale fraîcheur
de givre blanc faisant
cra-croustiller le paysage
(et alors)
le chien super fou de soi
patauge de joie
dans la preuve pressentie du monde
12. Et maintenant qu’a eu lieu
l’hécatombe des koalas
et qu’à l’autre bout du monde
une pluie fine
se dépose avec douceur
sur les vitres sales
et il n’y a plus aucun mot
réellement aimé
à piocher dans le sac
du langage
comme s’ils
avaient été trop prononcé
pour rien trop souvent
et s’étaient dissous
sucre ou sel dans la salive
acide
12.1. Si je dis : nos lèvres se sont
frôlées à nouveau
sur le balcon les siennes
à nouveau après trois ans
les siennes synchrones avec
les pulsations violacées du soir
si je alors dis-je
être à nouveau
vie sans regret dans un réseau
d’envies et montre-moi
la dure si je pense la sentir
12.2. Ou alors si les citronniers rutilant
d’écorce jaune
les peupliers buvant l’eau verte
des rivières
les pins parasols abritant sans coup
férir l’enfance ancienne
les chêne-liège à travers quoi
la mer étrusque bleu survivante
si je les cite par ordre d’apparition
les cyprès synonymes d’enterrements
somptueux dans la gratuité sereine
des soirs si le temps lui-même a les prénoms
semi-solides des arbres alors la suite
est-elle indépendante et au hasard ?
13. Difficile
de mettre un point final à l’infini de l’il y a du monde. Les
dahlias
agonisent chaudement dans leur vase. Je présume que l’âne à
Groix regarde
toujours de son œil immarcescible les promeneurs du
sentier
des douaniers. C’est tout ce qu’on sait faire à peu près :
observer
le fluide
melliflue de la vie —
comme si rappelez-vous cette après-midi insouciante on
buvait
sans passoire la sève gluante des arbres et les cerfs étaient
sur les biches
et la péniche lourde lente s’avançait sans ciller en et dans le
silence.
13.1. Ça n’a peut-être rien à voir mais Hugues de Saint-Victor (chanoine à l’abbaye parisienne éponyme, début XIIe s.) prétendait qu’il existait une amitié cruciale entre le corps du monde et le mien. Il nommait musique cette amitié. Nous sommes de la musique humaine (musica humana) disait-il. Musique n’est pas seulement, selon lui et son époque, le bruit horriblement que font par ex. à notre époque les enceintes & téléphones portables mais ce qu’on voit, sent ou touche bien : je te x bien, je te y bien, je te w bien, je te z bien ou l’inverse. C’est de la musique. Hugues dit explicitement dans son Didascalon (manuel) : « Cette musique, [la nôtre, nous qui sommes musique humaine] c’est d’aimer la chair ».
Si c’est vrai
et s’il pleut comme il pleut alors je suis cette passoire
laissée dans l’évier
avec du riz encore un peu collé que l’eau traverse d’une abondance
de bonheur tiède.
13.2. Etc. etc. n’importe quel poème qui commencerait
sans raison
et continuerait sans crainte. Cinq danseurs
tapent du pied
sur le sol selon le rythme savant d’une averse. Pas
spécialement
qu’ils aient envie mais c’est l’heure prévue du soir
et les spectateurs
sont là. Donc oscillations du buste : 5 4 3 6 3 2, ce qui
est l’impression
d’une suite et la rassurante illusion d’un ordre
dixit la chorégraphe.
Clap clap clap : c’était sympa non, j’ai carrément
adoré. Bon et
maintenant. Un vin chaud ?
13.3. Ou bien imaginer un poème d’amour
mais sans nul
visage de rêve à viser. Ni un seul garçon aux couilles
aussi belles
que des œufs fraîchement pondus de loriots. Il y a
bien
quelques prénoms usagés qui traînent à l’horizon mais
trop loin
pour que l’écho du poème les atteigne. Alors quoi ?
Alors rien.
Reste posé dans la patience comme un frelon trop
lourd sur
un forsythia fragile et prononce des phrases.
13.3.1. Peut-être faut-il seulement relancer l’hameçon
jusqu’à
ce qu’il tombe dans une bouche quelconque qui aussitôt
commence
à s’éloigner dans le taxi payant et fort peu aimable
des jours. Tout
vibre désormais comme un fil de nylon ultra-sensible
et le moulinet
déroulable mesure l’intervalle croissant qu’il y a
jusqu’à. Voilà
l’erreur. La suite ne sera pas un se tenir-allongé-avec
dans des draps
à la fin moisis de sperme ou sa peur serrée
contre
une autre inquiétude, mais le prénom de l’écart
qui se crée
et crie à distance
: oh regarde ça et ça et
oh aaaaah encore.