#4 – Février / February 2022

Danièle Méaux

« Des montagnes en mouvement »

Entretien avec Marina Caneve


Danièle Méaux :
Vous avez travaillé sur des sujets très diversifiés. Cependant la montagne occupe une place importante dans vos œuvres. Vous avez en particulier initié en 2013 le projet CALAMITA/À1 qui dure encore. Il y a ensuite eu ‒ en 2019 ‒ l’exposition et le livre Are they Rocks or Clouds ?2,puis l’ouvrage The Valley between Peaks ans Stars3 en 2021 Ces travaux touchent plus particulièrement à la région des Dolomites, en Italie. Pourriez-vous nous expliquer ce qui vous attire et vous retient dans ce sujet qu’est la montagne ?

Marina Caneve : Des raisons contingentes m’ont poussée à m’y intéresser. Mais il faut dire aussi que j’ai une connaissance approfondie de la montagne pour des raisons biographiques. Elle se présente donc pour moi comme un terrain d’investigation privilégié et m’intéresse pour sa complexité et sa vulnérabilité. Les montagnes sont un lieu d’expérimentation extraordinaire en raison de leur histoire, de la beauté et de la fragilité qui les caractérisent.

Ma pratique artistique traite plus largement de la vulnérabilité humaine : elle n’est pas cantonnée à un type de lieu spécifique. D’ailleurs, l’écrivain Taco Hidde Bakker, dans son texte “Are they documents or poems ?” (dans Are they rocks or clouds?) évoque, pour parler de mon travail, l’exemple de l’inondation de 1953 aux Pays Bas : ce que je fais porte sur la question de la fragilité humaine, en lien avec les politiques qui touchent à l’environnement.

Marina Caneve, Sans titre, Carte mère, La vallée du Vajont, 2013.

DM : CALAMITA/À est un projet curatorial que vous avez initié avec Gianpaolo Arena. Il porte sur la catastrophe du barrage du Vajont. Ce dernier a été construit à la fin des années 50 dans la province de Belluno en Italie. Après-guerre, les besoins en hydroélectricité du pays sont importants et la construction de plusieurs retenues d’eau est programmée. Le barrage du Vajont se présente alors comme le plus haut d’Europe. Pendant sa construction, les questions techniques monopolisent la réflexion des ingénieurs qui se montrent peu attentifs à la structure géologique des versants de la montagne. Les alertes se multiplient durant les travaux, mais les risques de glissement de terrain liés au remplissage du réservoir sont sous-estimés par les constructeurs. La catastrophe se produit le 9 octobre 1963 à 22 h 39 : une vague de plus de 150 mètres franchit le mur de retenue, causant la mort de plus de 1 900 personnes en aval.

Le désastre du Vajont ‒ qui a fait l’objet de films et de récits divers4 ‒ prend valeur de parabole, exemplifiant la surdité des ingénieurs, tenants de la modernité technique et enfermés dans des logiques économiques. À travers CALAMITA/À, ce sont les traces, la mémoire de l’événement que vous questionnez. Pourriez-vous revenir sur le déroulement de ce projet curatorial ?

Marina Caneve, Sans titre, Carte mère, La vallée du Vajont, 2013.

MC : À ce moment-là de ma carrière (2013), je m’interrogeais beaucoup sur le rôle de la photographie dans la recherche territoriale, notamment sur les campagnes photographiques d’initiative publique ou privée menées dans divers territoires, telles que la FSA, la DATAR, la Mission Photographique Transmanche ou « Milan sans frontières ». Toutes ces campagnes photographiques reposent sur une volonté de documenter et sur une initiative publique. Elles ont joué un rôle important en tant que « constructions d’archives pour l’avenir ». Il y a cependant des exemples de campagnes nées de la volonté des auteurs eux-mêmes : c’est le cas de « Viaggio in Italia », travail lancé en 1984 par Luigi Ghirri, Gianni Leone et Enzo Velati afin de construire une archive de l’Italie contemporaine au croisement des approches de multiples auteurs et de diverses disciplines (dont l’écriture, avec les textes de Arturo Carlo Quintavalle et Gianni Celati). CALAMITA/À s’inspire de cette expérience, en ce qui concerne l’indépendance à l’égard de toute commande.

Le nom CALAMITA/À se réfère non seulement à la question de la catastrophe (calamità) mais aussi à l’attraction de notre société pour les catastrophes (« calamita » signifie également « aimant » en italien). Pour nous, la vallée du Vajont se présentait comme un grand défi. Ce territoire, marqué par un épisode tragique, nous fascinait. Cette attraction présentait presque un caractère cathartique et dangereux ; le paysage était empreint de mystère. Cette sensation est bien décrite et racontée par le cinéaste Peter Weir dans Picnic at Hanging Rock (1975).­

Pour CALAMITA/À, nous avons demandé à un certain nombre de créateurs de travailler de manière personnelle, sur la vallée du Vajont. Il s’agissait de mobiliser des artistes internationaux travaillant avec différents médiums et manières, en incluant des entretiens sur la catastrophe du Vajont et des écrits théoriques et des projets éducatifs. CALAMITA/À est un projet collectif où des personnes diverses participent activement à l’analyse et à l’interprétation du territoire. Nous nous sommes beaucoup intéressés à l’évolution de la perception de la catastrophe et aux mutations du site. La mémoire est également importante, mais elle doit être mise en relation avec la période contemporaine, et ce qui s’est construit au cours des cinquante dernières années.

Sur la plateforme en ligne, nous avons dès le début choisi de montrer les projets en cours, en demandant aux auteurs de travailler sur des périodes de temps relativement longues pour faire évoluer leurs travaux : il y de la photographie, du son, des recherches urbaines, du texte, de la vidéo. Il est important que les œuvres soient réalisées par des auteurs travaillant selon des méthodes différentes car ainsi il n’y a pas de chevauchements, chacun des artistes explorant des aspects spécifiques du thème du Vajont, dans une sorte de work in progress. Avec The Walking Mountain (2016), le livre collectif conçu par SYB-Sybren Kuiper, nous avons rassemblé cette expérience, en recueillant d’une part des réflexions sur le thème de Vajont, d’autre part les travaux des auteurs et enfin les entretiens, tous ces éléments concourant à constituer une « fenêtre donnant sur le monde ».

The Walking Mountain, CALAMITA/À, 2016.

The Walking Mountain, CALAMITA/À, 2016.

DM : Le projet n’est pas terminé. Vous souhaitez qu’il se poursuive. Quelles sont vos intentions à cet égard ?

MC : Nous avons des activités prévues jusqu’en 2023 (année qui correspond au dixième anniversaire du projet et au soixantième anniversaire de la catastrophe de Vajont). À cette date s’achèveront les travaux des photographes Gianpaolo Arena, Céline Clanet, François Deladerrière, Michela Palermo, Petra Stavast, Jan Stradtman et moi-même. Nous souhaitons publier une série de livres (formant un ensemble), tout en gardant chacun notre identité visuelle propre. Comme dans The Walking Mountain, il s’agit de construire une vision tout à la fois organiquement liée et plurielle.

En plus de cela, nous travaillons sur une série de disques vinyles en collaboration avec le label Silentes. La série s’appellera « 0 » en référence à l’idée du panorama zéro et le premier disque sortira debut 2023. À partir du morceau Landslide créé en 2016 par Gianluca Favaron et Stefano Gentile, nous avons invité deux auteurs à faire des remixes. Il s’agit de Carl Michael von Hausswolff et Rod Modell. Les disques suivants seront réalisés de la même manière.

Nous souhaitons continuer à développer la section dédiée aux entretiens thématiques, qui est centrale pour le projet et concerne la géopolitique actuelle, avec le traitement de sujets tels que les catastrophes et les calamités, les transformations territoriales et urbaines, les identités dynamiques, les changements climatiques, la marché mondial, l’architecture, l’industrie du tourisme, les questions écologiques, la migration, la marginalité sociale et les minorités. En plus, des échanges déjà publiés avec Derrick De Kerckhove, Olaf Otto Becker, Matthieu Gafsou, Simon Norfolk, Rob Stephenson, Drew Nikonowicz, William Basinski, Aglaia Konrad, de nouveaux entretiens seront réalisés prochainement.

DM : Are they Rocks or Clouds ? est publié en 2019. L’œuvre évoque la manière dont les habitants de la montagne vivent avec leur environnement, avec le souvenir des catastrophes du passé et la menace de celles qui les attendent. L’exposition et le livre de photographies se présentent tout à la fois comme une enquête et comme une méditation poétique sur la relativité de nos existences face à la nature et à ses temporalités.

Le livre réunit des photographies de montagne en couleur (que vous avez réalisées) attestant de glissements de terrain récents et des reproductions de vues d’archive en noir et blanc renvoyant à des catastrophes passées. De page en page, certains clichés se répètent, témoignant du caractère constant ou cyclique de ces événements, ainsi que de la mémoire longue dans laquelle ils s’inscrivent. Des vues de personnes signent également la présence, dans ces contrées montagneuses, d’habitants que ces évolutions, lentes ou rapides, affectent nécessairement. Dans les photographies, ces individus souvent scrutent, depuis leur fenêtre, les massifs montagneux, comme pour y déceler les présages de catastrophes à venir. Des gros plans montrent des instruments destinés à mesurer les mouvements des roches, tandis que d’autres clichés figurent des installations (grillages, pitons, colmatages de béton…) servant à contenir l’érosion du sol.

Are they Rocks or Clouds ?, Fw :Books and OTM, 2019.

À la fin du livre, se trouvent collectées des paroles d’habitants qui évoquent des catastrophes vécues. Tous ces éléments, qui s’entrecroisent en un dispositif complexe, renvoient à la petitesse humaine face aux phénomènes géologiques et à la nécessité de « faire avec » le dynamisme des roches et des sous-sols. Pourriez-vous nous parler un peu de l’exposition ? Comment était pensé le dispositif d’accrochage ?

MC : L’œuvre a été exposée à plusieurs occasions, par exemple dans le cadre de « Fotohof » à Salzburg (en 2019) ou de « Fotografia Europe » en Reggio Emilia (en 2018). Elle a été montrée, en novembre 2021, à l’Atelier Néerlandais à Paris, au sein d’une exposition organisée par Fotodok.

Are They Rocks or Clouds ? est né sous la forme d’un livre. Plus exactement, imaginer une forme éditoriale m’a aidé à définir les différents aspects et les spécificités du projet. En 2018, j’ai reçu le prix de maquette du livre à « Cortona On The Move », puis il y a eu la collaboration avec l’écrivain et conservateur Taco Hidde Bakker, le designer et éditeur Hans Gremmen. Ce dernier a transformé ce qui était encore un prototype en un vrai livre. L’ouvrage, publié par OTM et Fw:Books en 2019, est composé de plusieurs parties. Il inclut des documents d’archive qui montrent la catastrophe au moment où elle se produit (j’ai collecté plus de 4000 vues faites par les habitants eux-mêmes et je les ai réorganisées pour leur donner sens). J’ai ainsi voulu faire apparaître le concept de « risque », qui est linguistiquement différent du « danger », parce qu’il concerne ceux qui habitent les lieux et ne traversent pas occasionnellement. La stratification des images fait référence aux couches de roches correspondant à la structure géologique des Dolomites et à leur précarité. La fragilité des montagnes tient à l’enchevêtrement et à l’interaction de causes diverses. Le livre comprend trois textes correspondant à trois points de vue (celui d’un anthropologue, d’un géologue et d’un écrivain) sur le paysage. Il y a enfin la « coda » qui, comme à la fin des symphonies, ne constitue pas une conclusion, mais une sorte d’élément qui ajoute une sorte d’explication. Dans ce cas précis, le livre n’est pas un accompagnement de l’exposition ou un catalogue : il constitue le projet lui-même.

Are they Rocks or Clouds ?, Fw :Books and OTM, 2019.

Pour les expositions, l’idée était plus ou moins la même : il s’agissait de reconstituer la complexité à travers différents fragments, de faire dialoguer des composants et d’explorer la relation entre l’image et le texte. J’ai voulu construire des installations qui avaient leur forme spécifique. Elles étaient souvent déclinées sur le site même. J’ai aussi réalisé des œuvres encadrées de manière traditionnelle, plutôt que d’avoir de mauvais matériaux de grand format. Je suis vraiment intéressée par la façon dont le texte peut être utilisé dans des installations qui engagent et intriguent le spectateur. J’imagine toujours des installations qui impliquent l’espace plutôt que la surface du mur.

Are they Rocks or Clouds ?, dans l’exposition « Sguardo Lucido » organisée par Herman Seidl et Andrew Phelps, « Fotohof », Salzburg, 2019.

DM : Are they Rocks or clouds ? conduit à méditer sur la relation qui se noue entre les hommes et la montagne. Par le passé, les habitants de ces massifs détenaient une sorte d’habileté intuitive : ils connaissaient les endroits où le terrain pouvait glisser, savaient lire les signes que dispensait la montagne, localiser les sources ou les minerais. Ils entretenaient un lien intime avec les phénomènes géologiques et naturels. Les morts causés par certains désastres se trouvaient transformées en mythes qui structuraient une mémoire collective. Mais ce contact s’est aujourd’hui érodé : une approche prédatrice des ressources et des territoires, une conception fragmentée du temps ont modifié la sensibilité des hommes à l’égard de la montagne. Face à cette question, quel rôle assignez-vous à un travail tel que le vôtre ? Comment envisagez-vous les interactions entre art et société ?

MC : Je souhaite pratiquer une photographie qui ne soit pas seulement un véhicule d’émotion momentanée, mais qui contienne une stratification de sens, chargée d’ambiguïté. En ce sens, je désire que mon travail ne soit pas simplement didactique ou explicatif.

En 2015, pour le projet CALAMITA/À, j’ai réalisé un entretien avec Simon Norfolk où nous tombions d’accord sur le fait que la valeur esthétique des photographies pouvait être utilisée comme un piège pour attirer les visiteurs afin d’éveiller leur réflexion. La question est sans doute plus complexe que cela, l’attraction esthétique n’est pas la seule voie, mais il me semble que cette piste permet d’ouvrir une réflexion sur la relation de l’artiste et du public.

Dans Are They Rocks or Clouds ?, j’ai eu très envie de travailler avec un géologue (Emiliano Oddone) et un anthropologue (Annibale Salsa) pour renforcer le lien entre l’art et la société. Je voulais créer une œuvre fondée sur une expérience personnelle, mais qui fournirait en même temps des outils pour une compréhension par un large public. C’est précisément pour cette raison que j’ai réalisé la « coda » du livre qui constitue un « outil » un peu plus didactique.

DM : The Valley between Peaks ans Stars est paru en 2021. Cet ouvrage résulte d’un observatoire mis en place à Cortina d’Ampezzo, à l’occasion de la préparation du championnat du monde de ski. Les recherches ont été réalisées sur les lieux par Gianpaolo Arena et vous-même. Vous documentez par la photographie la manière dont le sport et ses pratiques façonnent le territoire, hiver comme été, à travers la construction d’infrastructures diverses, la mise en place de routes et d’ouvrages d’art, de remontées mécaniques, le creusement de pistes de ski. Mais vous questionnez aussi une mémoire des grands sportifs locaux (en ski, en bobsleigh, en hockey sur glace) qui ont marqué les esprits. Qu’est-ce qui vous a le plus frappé quant à cette présence du sport au sein de la montagne, et plus particulièrement à Corina d’Ampezzo ?

MC : À Cortina (qui a été nommée la « perle des Dolomites »), pour ce qui est du sport comme plus largement de la vision de la montagne, l’imaginaire commun reproduit souvent les attentes iconiques des touristes, éloignées des réalités du territoire et de la société. Je me demandais donc s’il était possible de contrer cette tendance en portant une attention renouvelée au paysage ?

Dans le cadre de l’Osservatorio Cortina 2021, pendant une période de trois ans, nous nous sommes fixés pour objectif de saisir les variations de l’image stéréotypée de Cortina d’Ampezzo qui est communément transmise. Les éléments que nous avons choisis ne visent pas à construire une image de l’écosystème de la montagne à Cortina, mais plutôt à interroger comment ce territoire répond aux impulsions générées par la conception du grand événement sportif, fortement ancrée dans l’identité du lieu. À Cortina, chaque endroit et chaque famille (ou presque) peut raconter l’histoire d’un événement lié aux Jeux Olympiques ou aux Coupes du Monde, tout comme dans chaque foyer de Cervinia ou Zermatt, vous pouvez entendre l’histoire d’un alpiniste.

Le sport caractérise vraiment l’histoire culturelle de ce lieu. Les albums de famille contiennent les souvenirs des Jeux Olympiques de 1956 à Cortina. Nous nous sommes demandé comment éviter de « sacraliser » le passé, afin de le (re)connaître et de l’aborder d’une façon inédite. La recherche artistique a pour nous été un instrument de compréhension et de connaissance renouvelée de la culture montagnarde.

Gianpaolo Arena, Marina Caneve, The Valley Between Peaks and Stars, Cortina d’Ampezzo, 2017-2021.

DM : Vous ne séparez pas la question du territoire, tel qu’il se présente dans sa morphologie matérielle, et celle des représentations de la montagne qui ont pu évoluer dans le temps. Vous associez aux prises de vue faites sur le terrain des reproductions de cartes postales, de photographies anciennes, de gravures ou de peintures anciennes. Pourquoi toujours ainsi croiser l’apparence physique des lieux ‒ telle que la photographie peut les donner à voir ‒ et la manière dont ils ont été représentés ?

Gianpaolo Arena, Marina Caneve, The Valley Between Peaks and Stars, Cortina d’Ampezzo, 2017-2021.

Gianpaolo Arena, Marina Caneve, The Valley Between Peaks and Stars, Cortina d’Ampezzo, 2017-2021.

MC : Je suis fascinée par l’idée que notre rapport à la réalité est un rapport à des images prédéfinies imprimées dans nos esprits. La période contemporaine comporte des traces de nos origines et l’architecture de notre imaginaire est faite de toute une stratification, où les images, par assonance avec d’autres images déjà vues, déclenchent des réflexions articulées. Cette stratification permet de partir des représentations qui nous hantent et de les rechercher dans de nouveaux contextes, dans des disciplines plus éloignées, à différentes époques, pour explorer certains archétypes.

J’ai récemment travaillé, pour le Musée de la Montagne de Turin, sur un projet intitulé Entre Chien et Loup qui part des mêmes hypothèses. Dans ce cadre, je m’intéresse aux codes visuels qui rendent les choses reconnaissables de sorte que nous les avons non seulement assimilés, mais de surcroît nous les désirons. Je définirais Entre Chien et Loup comme la construction d’une sorte de labyrinthe, de parcours avec des entrées, des fenêtres, des trous de serrure métaphoriques qui conduisent progressivement le spectateur d’un stéréotype à un autre. Images et désirs sont, en effet, les logiques des réseaux sociaux ; dans ces œuvres, je cherche à relier nos désirs (au sein du monde contemporain occidental) et l’image de l’environnement telle qu’elle s’est constituée à travers toute une série de symboles antérieurement codifiés.

Marina Caneve, Sans titre de la série Entre Chien et Loup, 2021.

Marina Caneve, Sans titre de la série Entre Chien et Loup, 2021.

DM : Vous n’envisagez pas la montagne de manière contemplative, pour sa beauté intrinsèque ou pour sa wilderness. Il est davantage question, dans vos œuvres, de la manière dont les êtres humains entrent en relation avec elle : comment ils vivent ses mouvements et ses évolutions, comment ils exploitent son relief au travers de pratiques sportives, comment il la représente dans des peintures nobles ou des images vernaculaires, comment ils l’habitent également en tant que résidents permanents ou en tant que vacanciers temporaires, etc. Augustin Berque a précisément pensé le paysage en termes de relation. Pour lui, la « trajection » est l’opération par laquelle les pôles théoriques du sujet et de l’objet sont mis en relation de manière concrète. Pourrait-on dire que c’est l’évolution même de cette relation qui vous intéresse ?

MC : Dans une conférence à l’Université de Venise, Giorgio Agamben déclarait que l’artiste ne vit pas parfaitement à l’aise dans son temps, mais dans une continuelle indétermination, toujours un peu « décalé », dans une oscillation entre son temps et le futur. Croiser des chronologies différentes mais parallèles me permet de tendre vers une sorte d’impartialité ‒ en n’étant pas dupe d’une recherche de la vérité qui est, à mes yeux, une invention correspondant à une interprétation individuelle. Il s’agit, pour moi, de jouer avec l’idée que chaque représentation a à voir avec le passé ou avec un scénario futur. Plutôt qu’à une lointaine étendue sauvage, je m’intéresse aux relations entre la nature et la société, dans leur complexité et leurs évolutions.

DM : Dans l’ensemble de vos ouvrages, vous croisez vos photographies à des textes qui émanent de chercheurs en sciences humaines (en architecture, histoire de l’art, urbaniste, géographie…). Vous faites visiblement le choix de travailler de manière interdisciplinaire. Quels sont les échanges qui se nouent entre votre propre pratique et ces chercheurs ?

MC : Tout mon travail est basé sur des contaminations, des suggestions extérieures, tant au moment de la production qu’au moment de la restitution. Je pense qu’une photographie ne peut pas exister pour la photographie : il s’agit plutôt de savoir comment la photographie peut participer activement à des processus de construction de connaissance (sans être nécessairement descriptive. Mon processus de travail est fait d’échanges non seulement entre différentes disciplines, mais aussi entre différentes langues. Une référence importante pour moi est en particulier le travail d’Allan Sekula qui propose une définition assez radicale du documentaire et construit de véritables essais où texte et photographies interagissent. J’aime aussi croiser des photographies prises sur les lieux avec une imagerie vernaculaire ou scientifique, les différentes représentations prenant alors de nouvelles significations.

DM : On peut dire que vos travaux ont une dimension documentaire. Ils renseignent sur certaines questions qu’ils permettent d’approfondir, notamment sur les manières dont il est possible d’habiter et de « faire avec » la montagne. Comment caractériseriez l’aptitude spécifique qui est celle des œuvres d’art à documenter ?

MC : La photographie m’intéresse particulièrement car elle implique un degré d’ambiguïté très élevé, dans la mesure où nous avons tendance, pour des raisons culturelles, à l’associer à la réalité. En 2015, lorsque j’ai commencé à travailler sur le projet Bridges are Beautiful (ce titre est provisoire) où je représente l’usage des ponts par les animaux afin de traiter de liberté de mouvement en Europe, je me suis demandé (en lisant Susan Sontag) si une photographie subtile et indirecte pouvait avoir un impact plus important qu’une image directe et « douloureuse ». Cette réflexion renvoie à toute l’histoire de la photographie à laquelle j’ai été formée et qui continue à me fasciner. Je fais en particulier référence à toute la tradition documentaire qui s’est développée à partir de l’œuvre de Walker Evans dont Lincoln Kirstein a écrit qu’elle se manifestait par une attitude de tendre cruauté, où régnait un équilibre parfait entre engagement et éloignement, désenchantement.

Partant d’une proximité avec le « réel », la photographie possède un potentiel fort afin de se faire vecteur de critique sociale et politique, parce que les images imprègnent les spectateurs de leur valeur de vérité. Cette réflexion était présente au sein d’un catalogue d’exposition qui a été fondamental pour moi. Il s’agit de Cruel and Tender, catalogue de la première grande exposition consacrée en 2003 à la photographie dans un musée d’art contemporain européen, à savoir la Tate. Cette exposition interrogeait précisément la place de la photographie documentaire dans l’art contemporain. Parmi les œuvres présentées, les portraits de toreros de Rineke Dijkstra me semblaient exemplaires. Ils évoquaient, mais ne montraient rien : ils faisaient allusion, à travers la présentation d’individus qui nous parlaient de notre condition vulnérable d’êtres humains.

Saint-Etienne, le 14 octobre 2021

1. Voir le site dédié au projet : https://calamitaproject.com/

2. Marina Caneve, Are They Rocks or Clouds ?, Amsterdam, Idea Books/OTM, 2019.

3. Gianpaolo Arena, Marina Caneve, The Valley Between Peaks and Stars, Rome, Quodlibet, 2021.

4. Renzo Martinelli, La Folie des hommes, 2002, film en couleur de 113’. Les livres sont nombreux : voir, par exemple, Marco Paolini, Il raconto del Vajont, Garzanti, 1997 ; Tina Merlin, Sulla pele viva. Come si costruisce une catastrofe. Il caso Vajont, 2001.