#4 – Février / February 2022
L’animal anonyme
(poème extrait d’un travail en cours)
Pour Christophe Abrassart
C’est la figure d’un animal nouveau
moitié renard, moitié lièvre
moitié chaton, moitié agneau
inconnu de tous les naturalistes
que l’on hérite des mères
comme d’un tigre fatal
de symboles et d’ombres
le tigre vocatif d’un vers
lancé par d’autres voix et la mienne.
Cet animal dont nous ignorons le nom
qui sous le soleil ou la lune changeante
s’acquitte de sa routine d’amour
de nonchalance et de mort
nous l’appellerons l’Anonyme
en attendant qu’on nous dise son nom.
Mais le simple fait de le nommer
de conjecturer ses particularités
le rend fiction de l’art
et non créature vivante
de celles qui vont par la Terre.
Du chat il a la tête et les griffes
de l’agneau la taille et la forme
du lièvre la détente puissante
de l’écureuil les habiles pattes avant
et de tous les quatre
les yeux sauvages et pétillants
avec des oreilles
aussi longues que la moitié du corps
et larges à proportion
ce qui ne se trouve dans aucun animal quadrupède
à l’exception de certaines chauve-souris.
Plus je le décris plus il existe
plus je m’obstine à cette aventure indéfinie
ancienne et insensée
à laquelle ne renoncent jamais les hommes
je veux dire la nomination
plus il me semble que je rêve
à travers le temps du matin et du soir
et dans les encyclopédies.
L’animal anonyme
mesure environ trente centimètres de long
vit sur les palmiers dont il mange le fruit
se déplace furtif en sautillant.
On le trouve à l’origine en Lybie
au midi des lacs
mais il s’apprivoise assez facilement
mieux qu’un tigre du Bengale ou de Sumatra
qui décime la tribu des buffles.
En captivité, il faut le nourrir avec du lait
c’est ce qui lui réussit le mieux.
Il boit à grandes gorgées
aspirant le liquide entre ses dents
d’animal de proie
son museau presque de renard
plongé dans le bol.
Sinon, durant les nuits les plus obscures
il reste des heures et des heures à l’affût
mais n’a jamais commis d’assassinat.
Naturellement, une bête pareille
qui foule la terre au-delà des mythologies
et du système des mots humains
est un vrai spectacle pour les enfants.
L’heure de la visite est le dimanche matin.
Je m’assieds avec l’animal sur mes genoux
et tous les enfants nous entourent
pour observer ses ongles longs
sa couleur d’un blanc mêlé d’un peu de gris
et de fauve clair
l’intérieur des oreilles nu dans le milieu
couvertes sinon d’un petit poil brun.
Le cœur battant
ils veulent caresser le museau noir
la longue queue fauve et noire aussi à son extrémité
et tout le poil du corps
car il est très doux au toucher.
Il faut cependant se méfier
cela je le sais de ma mère
car il pourrait en attraper un
et le déchiqueter
sans que je ne puisse rien faire
ni non plus Buffon, Rilke, Borges, Kafka, Perec ou Michaux.
Mais de tous les monstres qui sont entrés dans ma vie
les dizaines, les centaines, les milliers de monstres
il est le seul qui n’a pas ce regard flottant
qui fuit le mien quand il le croise.
L’animal anonyme se tient debout
dans ce monde de cloaques et de bourbiers
qui m’appartient
et Hiéronimus aurait aussi pu être son nom.
Dans ce monde de larves et de cadavres séchés
il se distingue par un œil toujours ouvert
jamais figé
dont la pupille varie selon ce qu’il veut faire.
La lumière ne lui importe guère
seules les impressions changent ses yeux.
Quand il me surveille
ses pupilles sont larges comme la main
quand il me protège
elles sont petites comme des épingles
et quand il est prêt à me kidnapper
pour me traîner parmi les cadavres séchés
ou les squelettes revêtus d’une peau jaunâtre
elles sont des spirales qui m’hypnotisent.
Il a de gigantesques moustaches d’où coulent parfois des larmes.
Zurich, 2019