# 4 – Février / February 2022

Rossano Rosi

Marcello Relaps

 I. La mutation

Un ciel mat recouvrait toute la ville telle une nappe de sauce brune épousant les formes de ses monuments les plus célèbres de sorte qu’un œil venu d’ailleurs, par exemple depuis le fond du ciel, aurait pu s’écrier en voyant cette ville, sans risquer de se tromper : « C’est elle ! Je la reconnais ! C’est bien elle ! » Peut-être aurait-il distingué, ce même œil, là où la nappe perdait de son opacité, que les rues étaient désertes — ni passants ni véhicules : il n’y avait, à l’exception de rares gyrophares bleus, rien. Là-bas, on eût à peine discerné, sous l’épaisseur de sauce, le toit d’un immeuble d’une dizaine d’étages. Or, juste sous le toit, une fenêtre brillerait, l’une des rares fenêtres visibles dans l’obscurité de ce soir d’hiver. Et en poussant invisiblement le carreau de cette même fenêtre, on distinguerait alors une table couverte de livres de toutes dimensions et de toutes épaisseurs, puis l’éclat aveuglant d’un écran : un ordinateur, aussi léger qu’une feuille venue se déposer là au gré d’on ne sait quelle brise. Et penchée sur cet objet, un regard indiscret qui traverserait les nuées pour se balader entre les parois de cet appartement exigu apercevrait de Marcello la tête rase (rase… et soucieuse : les nombreuses rides du crâne en faisant foi). En poussant l’indiscrétion jusqu’au bout, on déchiffrerait sur l’écran ces lignes fraîchement dactylographiées : « Il rampait, Cenzo rampait dans le boyau et il songeait : “Anna ! ô Anna !”, il répétait ces mots, épaules nues, en les chantonnant dans sa tête, quelque part sous son casque qu’il avait relevé sur l’occiput : “Anna ! ô Anna ! Ah ! si ce n’est pas ici l’enfer, comme ça y ressemble !” et après avoir bombé le torse, poilu et ruisselant de suie, il repartait de plus belle à l’attaque… » Marcello rabattrait alors le volet de son ordinateur et tournerait la tête vers la cheminée, vers l’autel des disparus. Marcello, en dépit d’un baptême, d’une communion solennelle et d’une confirmation rondement menés, ne croyait en aucune transcendance, si ce n’est celle — très relative, en somme — des œuvres et des rêves de l’esprit. De nature prudente, il préférait cependant ne négliger aucune éventualité ; aussi avait-il aménagé sur le marbre de la cheminée ce minuscule autel dédié aux disparus. Les disparus ; les disparus de la vie ; et plus précisément, les disparus de sa vie. S’y dressaient donc sept photographies, chacune enchâssées dans un cadre de bois tendre, un de ces cadres de bouleau ou de pin que vendent à la chaîne certaines enseignes très populaires dont toutes les grandes villes du globe, à l’instar de celle où débute notre récit, s’enorgueillissent de la présence — sept photographies d’êtres en exil, d’êtres partis dans un autre quartier de la ville, partis dans une autre ville ou dans un autre pays, d’êtres partis dans un autre monde, tous êtres en exil plus ou moins définitif de l’existence marcellienne — une existence que l’âge avançant rendait de plus en plus solitaire. Parmi ces photographies, il y avait celle de miss Mimi, reine des raviolis trépassée quelques mois auparavant, à peine centenaire : miss Mimi avait été la toute dernière à partir de la vieille génération. Elle chantait à chaque anniversaire devant la tablée familiale, à chaque célébration d’un âge de plus en plus vénérable qui l’éloignait inévitablement de la jeune fleur qu’elle avait été maintes décennies auparavant, elle chantait sur un air de Puccini qu’elle portait décidément bien mal son prénom. Et le jour fatal, elle allait jusqu’à mimer dans un étrange sourire quelques toussotements, elle s’écriait au moment de franchir la frontière sans retour et d’aller rejoindre sa sœur Anna, ainsi que tous les autres, elle s’écriait avec une mystérieuse joie : « Enfin ! » Avant d’ajouter, juste à l’instant où elle disparaissait à jamais, un tout petit soupir en forme de « Oh ! », à peine plus aigu, imperceptible dièse, que son précédent soupir. Marcello avait rapporté ce dernier trait à Tosca — les toussotements… le soupir… le dièse… — dès que les visites pénitentiaires avaient été à nouveau rendues possibles. Car il avait attendu pour le lui dire de vive voix, pour le lui dire avec de vrais mots, fût-ce au travers d’un masque, et avec un vrai regard, puisque le téléphone était désormais un objet parfaitement diabolique. Tous deux, frère et sœur, désormais devenus les anciens de la tribu, des anciens que rendait inutiles leur absence de descendance, avaient essuyé une larme en échangeant vite vite, le temps pressait, quelques souvenirs poignants. Derechef ému par ce souvenir, Marcello se leva, traversa en deux enjambées le séjour et regarda la miss Mimi de l’autel droit dans les yeux : le visage restait immuable malgré l’espoir farfelu que Marcello nourrissait en lui de le voir soudain remuer, cligner de l’œil, lui adresser par delà la mort une manière de petit la, un minuscule signe de reconnaissance. Puis il retourna à sa table, posa la main sur son souple ordinateur et tandis qu’il prêtait une oreille intérieure aux mots de cette jolie langue en voie d’évaporation, il relut ce qu’il venait d’écrire et dit : « Ça n’est pas ça, non, ça n’est pas ça. » Les images qui lui avaient paru si nettes dans le rêve qu’il venait de faire, la tête posée dans le creux de son propre bras et après quoi ses doigts avaient couru sur le clavier toute la soirée jusqu’à ce moment-ci, étaient maintenant disparues. Une fois de plus, peine perdue : la netteté du rêve s’était volatilisée. Marcello réprima un soupir, il se leva à nouveau, et à nouveau il s’approcha de l’autel, saluant les photographies de miss Mimi, de Cenzo, d’Anna et de Tosca, il détourna le regard de celle d’Anna et de celle d’Anna, puis sourit en regardant le dos de la photo d’Anna, qui depuis plusieurs semaines était tournée contre le mur. Marcello avait juré, celle-là, ne la remettre dans le bon sens que si elle se décidait à renouer le contact avec lui ; par exemple ce soir. Ce soir ? Sinon, voilà ce qu’elle méritait : rester les yeux dans le mur, isolée de tout regard. Il avait reçu, il y a une dizaine de jours, un message vocal depuis un numéro inconnu, simplement signé « Anna »: Anna, d’une voix incroyablement jeune en dépit de son âge, avec cette gravité troublante qu’il lui avait toujours connue, s’excusait de l’importuner, disait avoir retourné ciel et terre pour mettre la main sur son numéro (Tiens ! Il le lui avait pourtant donné depuis le premier jour. Était-elle devenue aussi distraite que lui ?) et lui demandait qu’il lui donne son adresse exacte pour, s’il le permettait, une visite impromptue dont elle ne précisait pas la date (Tiens ! Son adresse ? C’était pourtant une vieille histoire, cette adresse ! Comment cela se faisait-il qu’Anna ne l’ait pas ? Comment ? Bon sang ! Marcello se rappela qu’il n’avait jamais, trop honteux de l’exiguïté de ses lieux d’existence, reçu Anna chez lui et ne lui avait jamais dévoilé son adresse afin de se conserver une manière de refuge secret). Marcello avait juré qu’après la tournure orageuse de leurs derniers rendez-vous, il attendrait qu’Anna refasse le premier pas. Enfin, le deuxième, si l’on considérait que le message vocal était le premier et qu’il était impossible, à moins de trébucher ou de revenir en arrière dans le temps, de faire deux fois un premier pas. Puis, Marcello avait été serré par le désir de réentendre sa voix, la voix d’Anna, qui avait pris la peine, avec cette voix basse qui le faisait frissonner, de lui parler en italien. Oh ! C’était si rare d’entendre cette langue ! Et Anna la parlait d’une façon qui lui avait immédiatement remué le cœur. Fébrile, Marcello avait voulu appuyer sur la touche qui lui aurait permis d’enclencher la chère écoute, son doigt avait glissé pour irrémédiablement effacer le message. Distrait et maladroit : il ne changerait jamais — et s’il devait changer, à supposer que ce soit possible, le temps commençait à presser. Il ne lui restait plus qu’à attendre le premier pas, ou le deuxième, il s’y perdait décidément, quelle importance après tout. Marcello sortit de chez lui après un slalom sans faute effectué entre les stalagmites de livres, il passa devant la porte de Porphyre Jamblique à travers laquelle il entendit, comme à chaque fois, le bruissement des pages, signe d’une profonde étude, et il descendit, un embryon de curieuse odeur épaisse dans le nez, les dernières marches de l’escalier, toujours aussi glissantes, pour se retrouver sur le boulevard Lemonnier. Voici qu’il décide, noyé de brume, de l’arpenter pour se changer les idées — des idées toutes chamboulées. Marcello avait été bouleversé par la voix d’Anna, aussi bouleversé que la première fois : c’était dans le métro, il y avait quelques mois, une inconnue, Anna, parlait haut et fort au téléphone comme si elle avait été seule au monde et que son intimité n’eût eu aucune valeur, elle expliquait à un être anonyme qu’elle ne le reverrait jamais plus, elle lâchait avec des éclats de rires à peine retenus des mots assez cruels, tout cela d’une voix magnifique et dans une langue superbe, la langue natale de Marcello, à peine rehaussée d’une pointe d’accent français, si bien que Marcello, surpris d’entendre ces mots dits sans pudeur et dans cette langue-là, s’était tourné vers cette fantastique inconnue et, avec une audace qu’il n’avait plus jamais eue depuis si longtemps, des années et des années, il avait lié connaissance le temps de quelques stations de métro et, passée la surprise de son prénom, il lui avait proposé de la revoir, comme ça, de but en blanches un vil séducteur — et ils s’étaient revus. Marcello fit quelques pas sur le boulevard, hypnotisé par ce beau souvenir, il fixa avec soin son masque sur son visage dont ne subsistèrent aussitôt que les yeux. Un vent puissant effleurait son front et poussait la gaze contre sa bouche. Marcello regarda la fenêtre de Porphyre Jamblique que le vent faisait battre non sans une certaine violence ; Marcello devinait la face percalisée du nonagénaire penchée sur ses lectures ardues, ses doigts noueux s’activant sur des fiches, des fiches en carton (bien sûr) qu’il exhiberait quelques jours plus tard d’un air triomphal : il clamerait qu’avec ces dernières mises au point, avec ces fiches qu’il lui brandirait presque sous le nez, il apporterait enfin une réponse aux problématiques qui laissaient le monde entier a quia — lui, Porphyre Jamblique, nom d’une bique. Marcello souriait en songeant à cet aimable aîné quasi centenaire auprès de qui il faisait presque office de jeune homme, il quitta la fenêtre studieuse que continuait de faire battre le vent d’hiver. Au loin, il contemplait maintenant la Tour de la Contre-Culture ; certains étages, malgré l’heure tardive, étaient tout illuminés et paraissaient bizarrement flotter dans le ciel nocturne. Marcello avait le cœur serré en scrutant cette Tour : certainement, quelque part derrière ces fenêtres blanches d’électricité, se trouvait le Bureau des Quotas. Quelque part… mais où ? Depuis qu’il avait reçu, en août, la notification — un message vidéo lapidaire — de sa mutation audit Bureau, Marcello n’avait cependant pas encore eu l’occasion d’y poser la moindre semelle. Il se souvenait de l’appel vidéo qu’il avait reçu à la fin de l’été torride, alors qu’en plein cœur du Département des Archives, juché au sommet du Mont des Arts, il suait sur la question des rognures d’ongles de Simenon et de la mèche de Baillon que George, d’une voix chaude, lui avait demandé, il y avait déjà de nombreux mois, de cataloguer en veillant à ne pas oublier d’y intégrer les « fameuses pistes pédagogiques » sans lesquelles « ces reliques ne seraient que reliques ». Marcello s’en souvenait comme si c’était hier. George avait alors prononcé ces expressions, « fameuses pistes pédagogiques » et « ces reliques ne seraient que reliques », avec un léger brin d’humour ; si léger qu’il était presque impossible de savoir si George avait en effet voulu teinter ses propos d’ironie ou si la perception de celle-ci n’était qu’accidentelle. George… Le Département des Archives… Il y avait eu, un peu comme dans l’histoire géologique de la planète, plusieurs ères dans la vie de Marcello. L’ère des Enfances ; l’ère des Rêveries ; l’ère des Extinctions ; enfin, l’ère des Archives. Ah ! L’ère des Archives ! C’était désormais une ère elle aussi révolue. Elle était pourtant si proche du moment présent ! Avec un peu de distraction, on eût pu croire qu’elle existait encore ! Cette ère représentait le temps où Marcello était encore en droit de pénétrer dans ce magnifique Département des Archives… Il avait toujours éprouvé un plaisir intense à en pousser la grande porte vitrée, à en humer les premières odeurs de livres et de papiers, notamment parce qu’il savait, tandis qu’il filait sous les plafonds Art Déco du hall d’entrée et qu’il se dirigeait vers les ascenseurs, qu’il savait qu’il passerait un bout de journée avec George. Et George, ce jour-là, après avoir évoqué les « pistes pédagogiques », avait tourné la tête non sans une grâce infinie pour enfouir ses yeux dans les précieux rayonnages de son bureau. Le Département des Archives offrait une jolie vue sur la ville, avec en point de mire la Tour de la Contre-Culture. Il y avait là-bas, derrière l’une de ces fenêtres opaques où se reflétaient les nuages, deux ou trois personnages à l’engagement aussi pointu que leur stylet, qui décidaient de l’intérêt de ces « pistes pédagogiques » et qui poussaient donc les Archives, comme assurément ils le faisaient avec d’autres départements sensibles, à intégrer dans leurs délicates opérations de catalogage cette incontournable dimension politique. Ce n’était un secret pour personne que Célidoine Tonnerre, l’inamovible sous-commissaire aux Affaires Contre-Culturelles et à la Gestion des Apprenant.e.s, y tenait comme à l’émail de ses implants dentaires flambants neufs : la contre-culture et l’éducation active, avec leurs pattes de gauche et leurs pattes de droite, allaient l’amble sous sa férule invisible avec une grâce sans pareille. Marcello se consolait de l’obligation qui pesait sur lui de devoir creuser, la mort dans l’âme tel un fossoyeur, « pistes pédagogiques » après « pistes pédagogiques » en se disant qu’au moins il le faisait au cœur des superbes Archives, loin de cette triste Tour, et c’était là une chance : la Tour avait beau peser de toute sa hauteur sur ses tâches quotidiennes, elle demeurait loin de lui, là-bas à l’horizon. Ah ! une chance ! C’en était vraiment une d’avoir le privilège insigne de passer, depuis tant d’années, sous les plafonds de ce hall somptueux et de jouir d’espaces tout empreints d’esprit et d’harmonie. Ces rognures d’ongles et cette mèche de cheveux, certes, lui donnaient du fil à retordre ; les « pistes pédagogiques » se faisaient parfois attendre, comme cela avait été le cas avec le bout de caca de Magritte dont il s’était demandé, en se grattant la peau du crâne, à quelle sauce la pédagogie allait pouvoir l’intégrer dans son menu. Marcello n’en était que plus joyeux d’œuvrer, ainsi qu’il le faisait de façon ininterrompue depuis la fin de l’ère des Extinctions, dans ce bain de livres qui lui donnait même un peu le tournis. Il aimait, entre deux dossiers, s’engager avec George sur les surprenants sentiers de surprenantes conversations, que ponctuaient des gorgées d’un mauvais café, rendu presque délicieux par leur plaisir mutuel. Marcello observait par-dessus le bord de son affreux gobelet en carton les yeux de George, et il se demandait s’ils n’avaient oublié, ces yeux-là, aucun des détails de la rencontre inopinée qui les avait réunis George et lui, Marcello, sous les cieux froids et infinis d’un autre hémisphère, il y avait tant et tant d’années, des cieux que la comète de Halley était alors en train de sillonner pour le grand plaisir d’humains dont une bonne part était morts aujourd’hui et dont une part infinie reverrait passer ce corps chevelu lorsque le cours de son ellipse le ramènerait à deux pas de nos contrées stellaires. Ces souvenirs étaient demeurés intacts dans le cœur de Marcello ; il savait qu’un jour, au détour d’une conversation sur la chaussette de Lecomte ou la branche des lunettes de Serge, ils aborderaient ce sujet… Le contraire eût été impossible, se convainquait Marcello. Or sans crier gare, George avait un jour pris sa retraite. Marcello n’avait pas aperçu, un beau lundi de juillet, sa longue silhouette derrière la porte vitrée du bureau et avait eu le net pressentiment qu’une nouvelle ère, inattendue, encore anonyme, pointait hélas le bout de son nez à l’horizon. Il avait espéré sans trop y croire, il avait prié un semblant de ciel que George était tout simplement en vacances ou en congé pour des circonstances exceptionnelles : un deuil, une urgence pour venir en aide à une espèce de parente centenaire — mais non : c’était bel et bien la mise à la pension. Et une mise à la pension particulièrement brutale, puisque George n’en avait jamais parlé à Marcello, qui lui-même, eu égard à l’air éternellement juvénile de George, n’avait eu le moindre soupçon. Soudain George avait disparu — et plus aucune nouvelle… Un effacement, une évaporation, une dissolution instantanée. Ah ! Marcello n’en avait que plus sué pendant ces semaines d’été dans le dédale du catalogage, ah ! jusqu’à ce qu’il reçoive un jour d’août cet appel vidéo le mutant brutalement aux Quotas. La mutation était sans appel et immédiate ; mais le Bureau des Quotas, du fait de l’interdiction d’y pénétrer qui en avait brutalement frappé la population, comme cela  avait été le cas de tous les autres bureaux du pays, Marcello n’avait encore pu le voir que du bout du boulevard Lemonnier, où il aimait se balader en sortant de chez lui à la fin de chaque journée, ainsi qu’il était en train de le faire. Il alignait ainsi des pas sans but en essayant de se vider la tête et de se concentrer sur le prochain rêve qu’il comptait faire et qui lui permettrait, enfin, d’attraper le bon bout de sa narration. Mais la vision de Cenzo, telle qu’il avait péniblement tenté de la transcrire à partir de ses bribes de songe sur l’écran de son ordinateur, revenait prendre possession de ses esprits. Et cela bien qu’il fût éveillé ! C’était un peu comme si Cenzo était revenu près de lui. Oh ! comme il aurait eu envie de le revoir ! de lui parler ! de le toucher ! de sentir l’odeur de son after-shave de supermarché ! Mais impossible : l’ère des Enfances jamais ne reviendrait. Pourtant, il lui semblait, tandis qu’il s’avançait dans la brume du boulevard Lemonnier, il lui semblait qu’une silhouette s’approchait vers lui, qui ressemblait à Cenzo. Son cœur battit la chamade. Marcello se plut à imaginer que l’impossible était devenu possible, que tout à coup Cenzo était bien là, qu’il était revenu depuis son monde juste le temps d’une soirée, juste quelques minutes, comme ça, pour lui glisser à l’oreille des jurons italiens et lui rabibocher le moral. Cette silhouette muette grandissait dans l’ombre, le cœur de Marcello battait de plus belle, et puis elle disparut dans le brouillard de la nuit. Soudain son téléphone vibra au fond de la poche de son pantalon. Anna ! C’était trop beau ! Ce ne pouvait qu’être Anna ! Marcello extirpa le parallélépipède vrombissant de sa poche, se retourna pour se cacher de la silhouette qui avait de toute façon disparu. Anna Anna Anna : il s’attendait comme un fou à voir paraître sur l’écran le beau visage d’Anna. C’était un de ces visages que l’âge avançant rendait de plus en plus beaux et qui vous transportent, dès que vous les croisez, dans une nouvelle dimension. La dernière fois qu’il avait eu ce visage en face de son propre visage, deux visages intacts à quelques millimètres l’un de l’autre, il était allé jusqu’à lui dire : « Addio. » Il s’était rendu compte immédiatement, dès que le premier son de ce mot fatal avait à peine franchi ses lèvres, qu’il s’agissait d’une erreur, qu’il s’était trompé, qu’il aurait voulu lui dire un autre mot, et il avait espéré de façon folle que cet addio, tel un nuage changeant lentement de forme, se métamorphoserait en un charmant petit ciao. Mais il n’y avait pas eu de miracle, et Anna avait emporté cet addio avec elle — sans un mot, sans une larme, sans un regard. Marcello avait aperçu pour la dernière fois son visage, dont il peinait parfois à reconstituer les traits. Oh ! ce beau visage ! Il avait disparu dans le néant et s’il n’y avait pas eu cette photographie qu’il remettait de temps en temps à l’endroit pour se rafraîchir la mémoire, il serait incapable de le revoir. Ce beau visage… Marcello en avait le tournis à chaque fois qu’il contemplait Anna, qu’il la retrouvait sous les traits immobiles de cette photographie. Anna ! Le téléphone avait quand même du bon ! C’était elle, enfin elle l’appelait : Marcello en était sûr. Mais il n’en était rien. À la place, une face inconnue lui envoyait de gros clins d’œil alourdis par un épais maquillage. Et Marcello entendait en même temps, juste derrière lui, une voix un peu rauque : « Psst ! » disait-elle, « Psst ! » répétait-elle, « Psst ! » répétait-elle encore avec une insistance traduisant une vraie perplexité par rapport à ses facultés auditives. Marcello fouilla rapidement le brouillard environnant et crut y discerner la silhouette entr’aperçue quelques minutes auparavant. Le téléphone sonnait, Marcello se précipita pour décrocher et il entendit une voix curieusement familière de se retourner : « Hé ! Je suis là ! » Marcello obtempéra. Il était maintenant face à une autre silhouette, la silhouette d’une espèce de femme imposante aux épaules bien carrées. Marcello fouilla sa mémoire à la vitesse de l’éclair : l’être qui lui faisait face dans l’obscurité de la nuit tombante, et dont brillaient les grosses boucles d’oreille de part et d’autre de son masque, ne lui disait rien. Un boa multicolore lui entortillait le cou, dont les plumes scintillaient comme des centaines de minuscules étoiles. Qui pouvait bien être cette inconnue ? Elle semblait éveiller en Marcello une curieuse sensation. Car… il y avait quelque chose dans son expression… dans sa voix… dans ses yeux… et même dans toute sa posture un peu brutale ! — quelque chose qui, malgré le fait que leur rencontre ne datait que d’une poignée de secondes, lui rappelait vaguement… Un nom surgit du passé. « Laërce ? » lança soudain Marcello. « Laërce ! » répéta-t-il avec plus d’assurance. « Laërce… Laërce… Disons, plutôt… Lalla ! » répondit cette inconnue qui cessait tout doucement d’en être encore une. « “Lalla” et non “Lala”, avec deux “l” pour mieux travailler de la langue et se remplir la bouche ! précisa-t-elle. Mais bravo : c’est quand même bien vu ! » poursuivit-elle en ôtant son masque. Des lueurs bleues étaient apparues au bout du boulevard Lemonnier, désert. « Il se fait tard, murmura Laërce ou Lalla. Zut ! Je n’ai pas vu l’heure tourner. » Elle portait un sac de cuir en bandoulière qu’elle serrait contre sa hanche. Laërce ou Lalla approcha sa tête jusqu’à quelques centimètres de l’oreille de Marcello. Le visage de Laërce ou Lalla, marqué à la différence de celui d’Anna par toutes les catastrophes de l’âge, était maintenant pleinement visible et malgré tout reconnaissable : aucun doute ! c’était bien lui ! c’était bien elle ! Les lueurs bleues s’approchaient de leurs deux silhouettes replètes, qui se découpaient avec netteté dans la perspective rectiligne du boulevard. « Ça urge. » Laërce ou Lalla envoya un nouveau clin d’œil, mais cette fois-ci dirigé vers le coin d’une rue, à deux pas de là, où, s’il avait pris la peine de pousser un regard, Marcello eût distingué, en croyant peut-être avoir eu une illusion, le mouvement d’une silhouette tapie dans l’ombre. Les lumières bleues étaient maintenant toutes proches. « Tu n’habiterais pas dans le coin, par hasard ? » Marcello soupesait ce dernier terme de hasard, comme il eût fait d’une curieuse pépite dont il aurait souhaité connaître la valeur exacte. Il répondit à travers son masque presque comme à travers le filtre d’un songe : « Par hasard ? » Il répéta sans plus aucune intonation particulière : « Par hasard ? » Puis, tandis que la silhouette tapie dans l’ombre se risquait à les observer, Marcello abandonnait toute velléité spéculative (hasard, destin, clinamen) et il fit tout au fond de sa poche, bien réelles, tinter alors ses clefs.

Bruxelles, décembre 2020