#5 – Janvier / January 2023

Alexandra Saemmer

Sismographier des profils de fiction

Fig. 1 Le profil Facebook de la chercheuse Donna Haraway.

La possibilité – et le plaisir – de se faire passer pour quelqu’un d’autre ne datent pas des réseaux sociaux. Néanmoins, la construction d’une identité d’emprunt est facilitée sur Internet où « personne ne sait que vous êtes un chien » – la page Facebook de Donna Haraway[1] (Fig. 1) se lit comme un clin d’œil à cette célèbre formule.

L’usage du pseudonymat défraie régulièrement la chronique judiciaire : ainsi, un septuagénaire français s’est fait passer sur les réseaux pour le jeune architecte Antony Laroche. Si plusieurs femmes ont suivi son invitation à le rejoindre dans un appartement en gardant les yeux bandés, c’est que la construction du personnage était aboutie : non seulement, l’homme mimait à la perfection le beau parler de l’amant-modèle, il animait en parallèle des faux profils de femmes qui témoignaient des qualités de celui-ci. La photo d’Antony Laroche était celle d’un acteur, ce qui, selon Jack Sion, l’auteur du profil, plaçait d’emblée l’intrigue dans un cadre fictionnel. Les actes sexuels dans l’appartement ont néanmoins été qualifiés de « viols par surprise » par la justice, car les femmes avaient accepté d’avoir une relation avec Antony Laroche et non pas avec Jack Sion. L’affaire réactualise le vieux débat sur les frontières entre fiction et mensonge, et sur les conséquences d’une fiction lorsqu’elle s’introduit dans la « vraie » vie.

Parmi les millions de profils pseudonymes sur les plateformes sociales, peu franchissent certes la barrière de l’écran ; mais si nous considérons que la réalité se construit du moins en partie sur les réseaux sociaux, tout profil fictif a un pied dans le réel : son lieu de naissance, son lieu de travail, quoique fictionnels, sont géolocalisés sur la plateforme ; le récit de fiction du personnage se mélange sur le fil d’actualité à des news, documents et autres traces d’événements « réels ».

Au-delà des expériences triviales du pseudonymat, la possibilité d’expérimenter avec des « versions de soi » sur les plateformes sociales a fait naître un nouveau genre littéraire, que je propose d’appeler « profil de fiction ». Cela fait un moment que l’expérience profilaire infiltre la littérature contemporaine, s’introduit dans le livre ; mais ce sont les œuvres profilaires nativement numériques que je place au centre d’une enquête de recherche et création menée depuis plusieurs années : je (c’est-à-dire mes profils) lis des œuvres-profil autofictionnels ou hétéronymes qui, pour certains, performent en solitaire, pour d’autres interagissent dans de vastes « méta-vers » narratifs.

Les frontières entre l’œuvre-profil et d’autres pratiques culturelles du soi sont fluctuantes – je précise donc que ce sont les créations de personnages inédits (et non pas les caractères de fan-fictions ou les avatars de jeu vidéo) qui m’intéressent en priorité dans cette enquête. Ces démarches se distinguent par ailleurs d’autres pratiques du pseudonymat par le fait de rendre lisibles et visibles les dimensions normées et routinisées des pratiques courantes ; elles se caractérisent donc par une dimension réflexive au sujet des dispositifs numériques qui les hébergent – caractéristique qui constitue une part de leur littérarité.

Qu’est-ce qu’un profil de fiction ?

Fig 2 La page Facebook du profil de fiction « Rachel Charlus ».

Prenons comme exemple « Rachel Charlus »[2] (Fig. 2) , un profil de fiction créé par l’auteur pionnier de littérature numérique Jean-Pierre Balpe, sur Facebook. Depuis plus de dix ans, l’auteur, aujourd’hui octogénaire, alimente quotidiennement ce profil aux résonnances proustiennes, qu’il qualifie lui-même d’« hétéronyme ».

Fig. 3 Post de Rachel Charlus.

Rachel Charlus est une châtelaine bretonne qui se présente comme une web-artiste. Sur le réseau social, elle déploie son activité artistique en publiant des vidéo-poèmes, mais aussi des photos et tableaux de nus (Fig. 3) qui testent les limites de la surveillance algorithmique (je rappelle le scandale provoqué par la censure du tableau L’origine du monde de Courbet par Facebook il y a quelques années). Partageant la passion de l’auteur pour les photographies anciennes, Rachel Charlus reconstruit par ailleurs, pas à pas, son histoire familiale, en écho à celle de Jean-Pierre Balpe (Fig. 4). Si Rachel Charlus commente l’actualité politique selon son point de vue d’aristocrate entourée de personnel, elle partage avec l’auteur un quotidien de vie solitaire. L’auteur et son hétéronyme sont amis sur Facebook, et n’hésitent pas à se tenir compagnie en conversant.

Fig. 4 Posts de Rachel Charlus et de son auteur Jean-Pierre Balpe.

Le profil Rachel Charlus se raconte sur le réseau social au fil de l’actualité, mais il est également écrit par son fil d’actualité. Il est co-animé par l’auteur et par le réseau social qui l’entoure (Fig. 5). Même s’il se raconte à la première personne, le profil est inexorablement plurivoque : d’une part, il dépend d’une architecture éditoriale et algorithmique conçue par d’autres, les designers, programmeurs et propriétaires de Facebook ; d’autre part, le profil « prend vie » grâce à ses relations avec d’autres – les likes et commentaires qu’il reçoit, les dialogues dans lesquels il s’engage.

Le profil de fiction emprunte ainsi des traits au personnage de roman tout en s’en distinguant car, comme le rappelle Raphaël Baroni, « Lorsque nous sommes immergés dans une histoire fictionnelle, nous sommes à la fois impliqués dans le monde raconté et exclus de ce dernier »[3], alors que sur un réseau social, nous ne sommes pas seulement impliqués dans le même monde, nous pouvons littéralement échanger avec le personnage de fiction. Les frontières de l’œuvre, mais aussi les catégories d’auteur et de lecteur s’en trouvent déstabilisées.

Fig. 5 Post de Rachel Charlus et commentaires.

Déstabilisations catégorielles

Le profil de fiction déstabilise la catégorie « auteur », car l’animateur d’un profil n’est jamais son seul créateur. D’une part, certaines œuvres-profil sont écrites par plusieurs auteurs : l’un des exemples francophones les plus connus est le profil « Général Instin »[4] (Fig. 6) sur Facebook et Twitter, initié par les écrivains Patrick Chatelier et Gwenaël Boutouillet à partir d’une photo dégradée d’un militaire enterré en 1905 au cimetière Montparnasse. Un réseau d’une vingtaine d’auteurs s’est emparé du personnage et, selon les sensibilités personnelles de chacun, lui a donné des contours historisants, romanesques, militants, voire science-fictionnels. Le profil « Dita Kepler »[5] est un exemple plus récent, créé d’abord par Anne Savelli dans le méta-vers Second life, puis recréé par Pierre Ménard sur Twitter, pour finalement être co-animé aujourd’hui par les deux auteurs.

Fig. 6 La page Facebook du profil de fiction « Général Instin »

D’autre part, toute œuvre-profil est polyphonique car le texte sur un réseau social est écrit et publié à l’intérieur d’une technostructure industrielle (Y. Jeanneret et E. Souchier l’appellent un « architexte »[6]) : une structure faite d’algorithmes, mais aussi de « petites formes » éditoriales qui composent, comme l’écrit Gustavo Gomez-Mejia, les « tableaux de notre temps »[7]. Tout profil de fiction littéraire s’insère dans ces tableaux préfabriqués, mais la dimension réflexive d’œuvre-profil pointe, dans certains cas, le caractère normé du cadre : « Libérez-moi », s’écrie « Général Instin » sur Twitter le 29 septembre 2017, ironisant sur tous ces profil qui critiquent la capture des esprits au sein des plateformes. « Je suis satanique », ironise « Gabriela Manzoni »[8], imitant la police de caractère des affichettes « Je suis Charlie » publiées sur Facebook suite aux attentats meurtriers contre le magazine satirique Charlie hebdo à Paris (Fig. 7).

Fig. 7 Post du profil de fiction « Gabriela Manzoni » parodiant le célèbre mème « Je suis Charlie ».

Le profil de fiction déstabilise la catégorie d’œuvre, car celle-ci n’est pas seulement composée d’une page-profil renseignée par l’auteur, mais aussi d’un cercle de relations (les « amis ») ; d’un fil d’actualité personnel ; d’un deuxième fil d’actualité qui mêle ses publications personnelles à celles diffusées par les amis ; d’une techno-structure graphique qui accueille, éditorialise et formate ces éléments ; ainsi que d’une techno-structure algorithmique qui détermine la hiérarchisation des publications, et caractérise chaque profil par le biais de processus de calcul automatiques.

Ces différentes couches constituent la techno-peau gangrenée, parasitée, mais aussi changeante, mouvante, touchante de l’œuvre-profil. Que cette peau soit marquée par le sceau du capitalisme est une évidence – les publicités insérées dans le fil d’actualité, à partir du profilage automatisé de l’auteur du profil font partie intégrante de l’œuvre. Néanmoins, le caractère relationnel et hybride de cette peau, sa réactivité inédite aux secousses du réel, son accessibilité et sa vulnérabilité ouvrent des voies inédites à la création littéraire.

Fig. 8 Post de Jean-Pierre Balpe et réponse de son hétéronyme Rachel Charlus.

Les dialogues menés quotidiennement sur Facebook entre Jean-Pierre Balpe et son hétéronyme « Rachel Charlus », par exemple, en disent long sur la vie de l’auteur et en même temps la diffractent, convergeant avec un refus général du romanesque dans les écrits de l’auteur. (Fig. 8) L’attente de la mort constitue le thème central de cette œuvre-profil – comme me l’a confié l’auteur, il compte cependant sur la force de frappe économique de Facebook pour garantir une survivance aux traces. Il observe avec fascination la dimension auto-générative des profils, qui restent actifs sur le réseau en envoyant par exemple des rappels d’anniversaire même si leurs auteurs sont décédés. La mort guette derrière chaque post et en même temps, elle se trouve repoussée par la pratique quotidienne du réseau social. L’écriture d’une telle œuvre est une épreuve existentielle, authentiquement littéraire, tout comme l’est sa lecture.

Le profil de fiction déstabilise néanmoins la catégorie de « lecteur », d’une part car le lecteur peut s’impliquer dans la co-écriture de l’œuvre-profil en dialoguant avec lui, et d’autre part car le lecteur, pour enquêter sur un profil de fiction, doit fatalement prendre en compte les spécificités de son propre profil sur la plateforme. Pour cerner ce point important, observons comment j’accède, en tant que lectrice, à une œuvre-profil. Le constat est aussi banal que fondamental : pour accéder à l’œuvre, je dois disposer d’un… profil. Or, la création d’un profil entraîne inexorablement des processus de filtrage, l’enjeu des réseaux sociaux étant de ne pas confronter l’usager à la gigantesque masse de données publiées par tous, mais à une sélection.

Cette sélection est calculée en fonction des centres d’intérêt que j’ai déclarés pour mon profil, ainsi que d’autres éléments captés par la plateforme : des arrêts que j’ai effectués dans le passé sur telle ou telle publication, les likes et loves que j’ai postés, des cookies que j’ai acceptés sur d’autres sites avant de me connecter sur la plateforme, bref : toutes ces données qui, aux yeux des propriétaires d’un réseau social comme Facebook, caractérisent mon profil et le rapprochent d’autres profils similaires. C’est ce prisme, en partie déclaré, et en partie automatiquement calculé, qui va déterminer la place qu’occupent les publications de « Rachel Charlus » sur mon fil d’actualité, donc leur visibilité, donc l’interprétation que je peux en faire en tant que lectrice.

Certes, l’idée qu’un texte n’est jamais accessible tel quel, que son sens est toujours actualisé et construit par le lecteur, est un paradigme fondateur de la sémiotique pragmatique et de l’esthétique de la réception ; mais sur un réseau social, ce paradigme opère littéralement, car le lecteur ne peut accéder à l’œuvre-profil qu’à travers le prisme de son profil. Je considère par exemple les commentaires laissés par les lecteurs en-dessous d’un post comme une partie intégrante de l’œuvre ; or, beaucoup de profils ont opté pour une visibilité partielle de leurs publications – il faut donc être « ami » avec eux pour pouvoir lire leurs commentaires. Le cercle de relations d’un profil lecteur détermine ainsi concrètement l’accès à l’œuvre.

Sismographier le profil de fiction

Plus encore que d’autres écritures contemporaines, les œuvres-profils nécessitent ainsi de dépasser les approches textualistes. De façon évidente, l’œuvre-profil se caractérise d’abord par une dimension plastique et multimédiatique que les théories de l’intermédialité peuvent aider à appréhender.  Prenons pour exemple le profil « Léon Vivien »[9] sur Facebook, créé et animé par le Musée de la Grande guerre à Meaux, profil qui retrace la vie d’un soldat pendant la Première guerre mondiale en s’appuyant sur des matériaux d’archives, images et textes. Une « herméneutique des supports » dans la lignée des travaux d’Éric Méchoulan[10] invite à analyser l’œuvre avec ses contenus médiatiques au sein de son dispositif, le réseau social Facebook.

Fig. 9 Dernier post du profil de fiction « Léon Vivien » sur Facebook et commentaires.

Dans son dernier post sur la plateforme, Léon Vivien meurt « en direct », lors d’une attaque par l’artillerie allemande (Fig. 9). Sa disparition se matérialisé dans le texte par un anacoluthe, à la fin du post, et dans les commentaires inquiets de sa femme, un autre profil de fiction au nom de « Mathilde Vivien ». Dans leurs commentaires, des dizaines de lecteurs soit tissent ensuite plus loin la fiction, soit saluent cette fin romanesque, soit encore, la mettent à distance en ironisant sur le rapport anachronique de l’œuvre à son support : un lecteur commente ainsi qu’il n’y a pas de quoi s’affoler, que l’interruption du post est seulement due à une panne du réseau Internet… (Fig. 10) Loin d’être un paratexte négligeable, ces commentaires confèrent sa saveur, parfois paradoxale, à l’œuvre-profil en jouant sur la frontière entre fiction et réalité, immersion, réappropriation et distance réflexive.

Fig. 10 Commentaire sous le dernier post de Léon Vivien.

L’herméneutique des supports élargit le prisme de ce qui, dans une œuvre littéraire, sera considéré comme interprétable. Elle continue cependant à attribuer un rôle prépondérant à l’interprète expert. Or, aucun lecteur ne peut avoir un prisme surplombant sur l’œuvre, car l’œuvre change de contours en fonction du profil du lecteur avec lequel il accède à la plateforme ; je propose donc de compléter l’herméneutique des supports par une sémiotique sociale[11] : démarche s’inspirant du perspectivisme qui « postule que le visible et l’invisible sont relatifs aux capacités de celui qui perçoit »[12]. Le concept de « filtre interprétatif », pris au sens cognitif et algorithmique, est placé au centre de cette démarche. Si je l’applique à l’exemple « Léon Vivien », je prends donc en compte le fait que j’accède à cette œuvre-profil à travers mon propre profil « Alexandra Saemmer »[13], matérialisé par une vignette en haut de la page-écran de mon fil d’actualité.  

Fig. 11 Posts issus du projet autofictionnel intitulé « Profil : Sudète » porté par mon profil « Alexandra Saemmer » sur Facebook.

Dans ce cas spécifique, l’énonciation éditoriale de « Léon Vivien » entre même en forte résonance avec celle de mon propre profil, que j’ai engagée depuis quelques mois dans la reconstruction de l’histoire de ma famille Sudète pendant la Seconde guerre mondiale. Dans le cadre de ce projet de recherche et création intitulé « Profil : Sudète », je me suis abonnée à un grand nombre de profils de soldats, allemands et tchèques, constatant au passage que ces profils sont pléthore ; je me suis également engagée dans une recherche documentaire intense sur des pages Facebook mémorielles, activité qui forge les contours actuels de mon profil sur la plateforme. Plus je resserre mon auto-profilage autour de l’histoire des Sudètes, plus le réseau m’apporte des suggestions et des contacts – c’est le principe de la bulle de filtre ; plus j’historicise mon profil, plus il ressemble à celui de Léon Vivien ; et plus j’accumule des savoirs sur l’entre-deux-guerres, plus mon prisme de lectrice sur Léon Vivien se transforme ; mais plus ma fascination initiale pour cette construction narrative se teinte aussi d’un questionnement critique, face à ce que je perçois maintenant comme une appropriation problématique de la mémoire.

L’interprétation des œuvres-profils est-elle fatalement déterminée par le prisme déclaré et calculé du lecteur sur la plateforme ? Plusieurs méthodes permettent d’élargir quand même le spectre des points de vue. Le lecteur peut par exemple s’appuyer sur la création de personae, de profils fictionnels aux caractéristiques différentes – homme, femme, adolescent, octogénaire, français, allemand, tunisien, – pour tester comment la variation du prisme d’accès à l’œuvre-profil transforme potentiellement l’œuvre. J’entretiens actuellement une dizaine de personae sur différents réseaux sociaux pour expérimenter cette méthode, dont « Anna-Maria Wegekreuz », profil qui a lui-même participé au récit-métavers des « Nouvelles de la Colonie »[14].

Engagements

L’œuvre-profil illustre de façon archétypale les contours complexes et problématiques du sujet digital contemporain, mais toutes les œuvres ne se positionnent pas de la même façon face à ces enjeux.

Pour un premier pan d’œuvres-profil s’inspirant du net-art des années 90, il s’agit, sur le réseau social, de déconstruire les comportements numériques de l’usager « naïf », de dénoncer son exhibitionnisme, sa crédulité, son addiction à l’économie de l’attention. Gabriela Manzoni a ainsi publié un post faussement attribué à la féministe Caroline de Haas, où celle-ci affirme que « des romans comme ‘Madame Bovary’, ‘Une vie’, ‘Anna Karénine’, sont des appropriations sexuelles et ils doivent être retirés des programmes scolaires et universitaires » (Fig. 12). Par ce fake news, il s’agissait moins de parodier la féministe, que de susciter une avalanche de réactions outragées, typique de la « call-out-culture » ; la stratégie a fonctionné, Caroline de Haas n’ayant pas pu s’empêcher de répondre. Dans le sillage des travaux de Jürgen Habermas, ces œuvres semblent animées par le constat alarmiste que la publicité immédiate de la parole intime et privée mène à un capharnaüm de prises de parole irrationnelles ; l’objectif est de renvoyer le lecteur à ses propres failles en lui tendant un piège à attention.

Fig. 12 Post parodique par Gabriela Manzoni et réponse.

Un deuxième pan d’œuvres prend des distances face aux démarches culpabilisantes, et essaie plutôt de cartographier les secousses du réel qui traversent le profil, de prendre au sérieux les joies et les souffrances qui s’y expriment. Sans nier les dérives, la démarche d’« activer en soi les pouvoirs d’un corps différent »[15], de tester d’autres rôles, d’autres points de vue, de retrouver une liberté de parole semble bénéficier à beaucoup de sujets. Je partage l’idée d’Alexandre Gefen que dans ces espaces, « Inaudibles ou impubliés, jeunes des cités, immigrés dans des situations difficiles, adolescents en souffrance ou femmes dominées se réapproprient et transforment par l’écriture leurs conditions de vie, en interagissant par la fiction »[16].

Le profil de fiction « robloxnoob101 »[17] (Fig. 13) sur TikTok me semble représentatif d’une telle démarche. Il publie des « Roblox stories » qui détournent les fonctionnalités du jeu « bac à sable » éponyme, un méta-vers destiné aux enfants et jeunes adolescents. Dans ses stories, l’avatar traverse à la hâte le méta-vers, car le jeu n’est plus qu’un bruit de fond visuel sur lequel se trament des drames autrement existentiels : par exemple, le récit d’une tentative de viol perpétrée par un grand-père sur sa petite-fille, incarnés tous les deux par des effigies Roblox. Le caractère stéréotypé de ces effigies « bisounours » entre en contraste avec la violence du contenu de la narration et se trouve, par là même, dévoilé – voici du moins la lecture que je propose de cette œuvre étrange et inquiétante.

Les œuvres-profils se situent dans une zone intermittente et risquée, entre les contradictions d’une critique des plateformes intégrée dans la plateforme, et l’aspiration au geste disruptif : je rappelle le cri de cœur « Libérez-moi » du Général Instin, mais aussi la permanence addictive du geste d’écriture de Rachel Charlus.

Fig. 13 Publication vidéo du profil de fiction robloxnoob101

Jeux de pistes 

Le profil de fiction n’est pas un sujet, mais un « animé », une autre forme de vie : performé par un auteur, il est tout autant performé par le réseau social, les lecteurs, et la technostructure du dispositif. A la fois humain et non-humain, il est la longue traîne du sujet contemporain et son ombre qui la précède.

Je propose de considérer le profil de fiction comme un indice et témoin de la société contemporaine. En le pistant, j’essaie non seulement de comprendre ce qu’il traduit du point de vue de son auteur sur le monde, mais aussi de reconstruire le regard que le profil, en tant que cyborg, porte sur son auteur. Comme l’écrit Pierre Montebello, « Il y a une multitude de manières d’exister, entre l’être et le néant, entre le réel et le virtuel, entre la splendeur et l’amoindrissement, la puissance et le vacillement : il y a des existences moindres, crépusculaires, fantomatiques, des demi-existences sur le point de vaciller dans le néant, et d’autres plus assurées, plus lumineuses »[18]. Je tente de sismographier ces manières d’exister sur les réseaux sociaux, et les moments où elles se font littérature.

Alexandra Saemmer
CEMTI, Université Paris 8

 

[1] « Donna Haraway », https://www.facebook.com/donna.haraway

[2] « Rachel Charlus », https://www.facebook.com/rachel.charlus

[3] Baroni R. (2017), Les rouages de l’intrigue, Genève, Slatkine Erudition, p. 88.

[4] « Général Instin », https://twitter.com/general_instin

[5] « Dita Kepler », https://twitter.com/ditakepler

[6] Jeanneret Y., Souchier E. (2005), « L’énonciation éditoriale dans les écrits d’écran », Communication et langages, n° 145, p. 3-15.

[7] Gomez-Mejia G. (2016), Les fabriques de soi ? Identité et Industrie sur le web, Paris, MkF, p. 120.

[8] « Gabriela Manzoni », https://www.facebook.com/gabriela-manzoni

[9] « Léon Vivien », https://www.facebook.com/leon1914/

[10] Méchoulan E. (2010), D’où nous viennent nos idées ? Métaphysique et intermédialité, Québec, VLB Editeur.

[11] Saemmer A., Tréhondart N., avec Coquelin L. (2022), Sur quoi se fondent nos interprétations ? Introduction à la sémiotique sociale, Lyon, Presses de l’Enssib.

[12] Morizot B. (2020)., Manières d’être vivant, Arles, Actes Sud, p. 95.

[13] « Saemmer Alexandra », https://www.facebook.com/saemmer.alexandra

[14] Saemmer A., Appiotti S., Quarante B. et Cahen F., Nouvelles de la Colonie, dystopie polyphonique sur Facebook (https://www.facebook.com/NouvellesDeLaColonie) ; version remédiatisée pour le papier par l’éditeur Publie.net, 2022.

[15] Morizot B. (2020)., Manières d’être vivant, Arles, Actes Sud, p. 120.

[16] Gefen A., (2021), L’idée de littérature : de l’art pour l’art aux écritures d’intervention, Paris, Corti, p. 260.

[17] « robloxnoob101 », https://www.tiktok.com/@.robloxnoob101

[18] Montebello P. (2016), Métaphysiques cosmomorphes, Dijon, Les Presses du Réel, p. 260.