#5 – Janvier / January 2023

André Sarcq

Poèmes tirés du livre à venir intitulé :

VIEVRAC (L’hypothèse échassiers)

 

Attablé au temps

il regarde

Sur la nappe de son temps considère

l’étroite flaque d’absurde

où crawle

en maillot barreaudé sa vie

La considère avec habitude

La considère avec hébétude

Mains à plat sur la nappe

de part et d’autre de la flaque

la considère et l’interroge à mots

muets sonde ce miroir où flambe

hirsute et

rond comme tête de pivoine

le bouquet de questions.

 

 

 

ENTAME

 

L’aîné l’a giflé avec une violence telle

le tapioca gluant dans la soupe lui soulève

le cœur

une violence telle qu’il a cru que la tête

lui giclait des épaules

telle que le père s’est levé de la table

et l’aîné aussi qui a frappé à la face le père

le nez aussitôt en sang

le père portant à son visage son mouchoir

qui changeait de couleur

le père chassant l’aîné le bras tendu

le père se rasseyant et assenant

mangez !

aux dix enfants menottés aux assiettes

dix regards fuyant la fureur du sien 

dix regards rassemblés sur la nuque

du coupable de l’exclusion de l’aîné

pour un tapioca qui soulève

le cœur

 

Il a huit ans.

Il a huit ans et

la faute le fige dans une panique

intérieure un affolement d’ailes

inconnues

 

De ces ailes il

commence à battre éperdument commence

à se débattre d’elles

Sans savoir commence à vie.

 



MONTGOLFIÈRE

 

Les poiriers font des sentinelles

de feuilles hautaines le fil de clôture qui

sépare le jardin du pré

lui barre la poitrine

 

Les faneurs sont beaux torse nu à

retourner l’herbe fauchée

Cette beauté l’émeut sans le troubler il

ignore qu’elle lui pose son premier

collet littéraire

Il ignore que le collet s’appellera Roud

 

Il ne sait pas ce qu’est

la littérature

Ce qu’il sait

c’est que l’été fait la sieste qu’il

embaume et donne

une impatience folle de grandir

 

La montgolfière sucrée de la

bisaïeule l’accompagne

Elle s’arrête aux vieux

cabinets de bois

ceux où il s’engourdit les jambes

posé sur la lunette trop haute

à feuilleter les journaux commis

au râpeux essuyage

 

La vieille femme glisse

une caresse sur la joue de l’enfant avant

de tirer sur elle la porte

 

Un craquement terrible un hurlement

de détresse

 

Il détale sur sa paire d’allumettes

à croûtes sa voix suraiguë

s’étrangle c’est un moineau

pris dans la cotonnade d’un rideau

 

Papa ! Papa !

Mémé a tombé dans la merde !

 

 

 

GUETTEUR

 

Sur le quai où l’on décharge

les cubes de granit pour

l’encoffrement des morts

il a planté son enfance et son

angoisse

 

La sœur n’est pas rentrée

 

L’aînée interne au lycée n’est pas

rentrée et les frères dans la cuisine les

aînés dans la cuisine parlaient de voleurs à Orléans

des voleurs de femmes des « traiteurs »

disaient-ils

qui font la traite des

femmes blanches les volent dans

les églises les rues les magasins ou sur les

chemins

les emportent dans des pays très loin pour les vendre

dans des cages à poules

 

La famille se tient tranquille autour du

poste de télé et lui

s’obstine sur le quai les oreilles lui

brûlent de froid la nuit menace

de toutes ses étoiles

 

Le bocage noir autour est devenu

un antre est devenu un ventre devenu

une gueule grande ouverte

 

La sœur n’est pas rentrée.

 

 

 

BALISE

 

Le poli du granit armoricain

son précipité lisse de feldspath de

mica et de quartz son scintillement

taiseux

 

Le ballet des aînés

et du père parmi le funéraire de septembre

le ballet des tombales des madriers des stèles

des barres sangles rouleaux soubassements des

consignes à mi-voix étouffée par l’effort

 

Il s’étend à plat ventre sur une tombe

Si douce à son corps d’enfant

la chaleur de la pierre au-dessus

des dépouilles

La main de chaleur le pénètre

par le nombril et s’épanouit en lui

 

Il se dit que c’est bon

c’est chaud la mort que peut-être

il aimerait qu’elle l’aime

À vingt pas s’agite

un vanneau égaré sa huppe

incongrue sur le damier minéral

 

En cette saison si loin

des étangs et des prairies inondées il

s’étonne sans s’inquiéter

 

Il ne s’inquiète pas

il n’est pas en âge

de son futur

de l’étendue de marais

masqués que l’oiseau balise.

 

 

 

CHIEN

 

Un samedi de tôle et d’épine en fleur

Le portail du hangar grand ouvert

La lumière un vinaigre blanc

 

Le vétérinaire porte une blouse sale

des gants transparents peut-être

de chirurgie

 

L’aîné tient son beauceron à bras-

le-corps les jeunes lui écartent

chacun une patte arrière

 

Le vétérinaire plonge sa seringue

dans le scrotum l’ouvre au scalpel tranche

les cordons des testicules les envoie

rouler globes rosâtres gluants

à la poussière du hangar

recoud la poche désormais vide

 

Il ne lui a pas fallu trois minutes

 

Le chien n’a émis qu’un long

gémissement

Libéré il repart les jambes

flageolantes vers sa niche

 

Du sang s’écoule par la plaie glisse

à l’intérieur d’une cuisse

Il ne le lèche pas

 

L’aîné règle le vétérinaire

s’éloigne sans un mot

 

Il a le dos des jours contraints

 

Les frères ne savent s’il est

mécontent du prix

ou de l’acte

 

Peut-être des deux

 

Ils se regardent sans comprendre

Ils ne comprennent pas non plus

cette sensation vague de

rétraction à l’entrejambe

 

Ils ne se sentent

ni coupables ni tranquilles.

Paris, 2016-2020