#5 – Janvier / January 2023
Poèmes tirés du livre à venir intitulé :
VIEVRAC (L’hypothèse échassiers)
Attablé au temps
il regarde
Sur la nappe de son temps considère
l’étroite flaque d’absurde
où crawle
en maillot barreaudé sa vie
La considère avec habitude
La considère avec hébétude
Mains à plat sur la nappe
de part et d’autre de la flaque
la considère et l’interroge à mots
muets sonde ce miroir où flambe
hirsute et
rond comme tête de pivoine
le bouquet de questions.
ENTAME
L’aîné l’a giflé avec une violence telle
le tapioca gluant dans la soupe lui soulève
le cœur
une violence telle qu’il a cru que la tête
lui giclait des épaules
telle que le père s’est levé de la table
et l’aîné aussi qui a frappé à la face le père
le nez aussitôt en sang
le père portant à son visage son mouchoir
qui changeait de couleur
le père chassant l’aîné le bras tendu
le père se rasseyant et assenant
mangez !
aux dix enfants menottés aux assiettes
dix regards fuyant la fureur du sien
dix regards rassemblés sur la nuque
du coupable de l’exclusion de l’aîné
pour un tapioca qui soulève
le cœur
Il a huit ans.
Il a huit ans et
la faute le fige dans une panique
intérieure un affolement d’ailes
inconnues
De ces ailes il
commence à battre éperdument commence
à se débattre d’elles
Sans savoir commence à vie.
MONTGOLFIÈRE
Les poiriers font des sentinelles
de feuilles hautaines le fil de clôture qui
sépare le jardin du pré
lui barre la poitrine
Les faneurs sont beaux torse nu à
retourner l’herbe fauchée
Cette beauté l’émeut sans le troubler il
ignore qu’elle lui pose son premier
collet littéraire
Il ignore que le collet s’appellera Roud
Il ne sait pas ce qu’est
la littérature
Ce qu’il sait
c’est que l’été fait la sieste qu’il
embaume et donne
une impatience folle de grandir
La montgolfière sucrée de la
bisaïeule l’accompagne
Elle s’arrête aux vieux
cabinets de bois
ceux où il s’engourdit les jambes
posé sur la lunette trop haute
à feuilleter les journaux commis
au râpeux essuyage
La vieille femme glisse
une caresse sur la joue de l’enfant avant
de tirer sur elle la porte
Un craquement terrible un hurlement
de détresse
Il détale sur sa paire d’allumettes
à croûtes sa voix suraiguë
s’étrangle c’est un moineau
pris dans la cotonnade d’un rideau
Papa ! Papa !
Mémé a tombé dans la merde !
GUETTEUR
Sur le quai où l’on décharge
les cubes de granit pour
l’encoffrement des morts
il a planté son enfance et son
angoisse
La sœur n’est pas rentrée
L’aînée interne au lycée n’est pas
rentrée et les frères dans la cuisine les
aînés dans la cuisine parlaient de voleurs à Orléans
des voleurs de femmes des « traiteurs »
disaient-ils
qui font la traite des
femmes blanches les volent dans
les églises les rues les magasins ou sur les
chemins
les emportent dans des pays très loin pour les vendre
dans des cages à poules
La famille se tient tranquille autour du
poste de télé et lui
s’obstine sur le quai les oreilles lui
brûlent de froid la nuit menace
de toutes ses étoiles
Le bocage noir autour est devenu
un antre est devenu un ventre devenu
une gueule grande ouverte
La sœur n’est pas rentrée.
BALISE
Le poli du granit armoricain
son précipité lisse de feldspath de
mica et de quartz son scintillement
taiseux
Le ballet des aînés
et du père parmi le funéraire de septembre
le ballet des tombales des madriers des stèles
des barres sangles rouleaux soubassements des
consignes à mi-voix étouffée par l’effort
Il s’étend à plat ventre sur une tombe
Si douce à son corps d’enfant
la chaleur de la pierre au-dessus
des dépouilles
La main de chaleur le pénètre
par le nombril et s’épanouit en lui
Il se dit que c’est bon
c’est chaud la mort que peut-être
il aimerait qu’elle l’aime
À vingt pas s’agite
un vanneau égaré sa huppe
incongrue sur le damier minéral
En cette saison si loin
des étangs et des prairies inondées il
s’étonne sans s’inquiéter
Il ne s’inquiète pas
il n’est pas en âge
de son futur
de l’étendue de marais
masqués que l’oiseau balise.
CHIEN
Un samedi de tôle et d’épine en fleur
Le portail du hangar grand ouvert
La lumière un vinaigre blanc
Le vétérinaire porte une blouse sale
des gants transparents peut-être
de chirurgie
L’aîné tient son beauceron à bras-
le-corps les jeunes lui écartent
chacun une patte arrière
Le vétérinaire plonge sa seringue
dans le scrotum l’ouvre au scalpel tranche
les cordons des testicules les envoie
rouler globes rosâtres gluants
à la poussière du hangar
recoud la poche désormais vide
Il ne lui a pas fallu trois minutes
Le chien n’a émis qu’un long
gémissement
Libéré il repart les jambes
flageolantes vers sa niche
Du sang s’écoule par la plaie glisse
à l’intérieur d’une cuisse
Il ne le lèche pas
L’aîné règle le vétérinaire
s’éloigne sans un mot
Il a le dos des jours contraints
Les frères ne savent s’il est
mécontent du prix
ou de l’acte
Peut-être des deux
Ils se regardent sans comprendre
Ils ne comprennent pas non plus
cette sensation vague de
rétraction à l’entrejambe
Ils ne se sentent
ni coupables ni tranquilles.
Paris, 2016-2020