#5 – Janvier / January 2023
Les livres d’artiste des Ėts. Decoux
Un dialogue avec Didier Decoux
Jan Baetens : Didier Decoux, vous êtes artiste-éditeur travaillant sous le nom d’« Ėts. Decoux », pseudonyme désignant une « entreprise d’édition indépendante établie à Bruxelles, active dans
le domaine du livre d’artiste » qui compte actuellement une cinquantaine d’ouvrages, dans la plupart des cas plupart autopubliés et autodiffusés (voir : http://www.ets-decoux.com/). Ma première question ne doit pas vous surprendre : qu’est-ce que pour vous un « livre », au sens technique du terme (sachant que l’Unesco le définit comme une « publication non périodique imprimée comptant au moins 49 pages, pages de couverture non comprises, éditée dans le pays et offerte au public »), et comment votre idée du livre se rattache-t-elle à celle du livre d’artiste (car il existe bien des approches fort différentes de ce domaine) ?
Didier Decoux : Je me souviens avoir lu la définition de l’Unesco que vous citez. Dans mon esprit, je gardais l’idée de 48 pages parce que je m’étais dit que ce nombre pouvait correspondre à trois cahiers de 16 pages reliés. En vous entendant, le nombre de 49 pages m’amuse puisqu’il n’y a jamais de livres ayant un nombre impair de pages.
Ce que serait un livre ? J’avancerais qu’un livre est une publication imprimée comptant au moins 4 pages, sans nécessité de couverture et offerte au lecteur. Je ne différencie pas un fascicule et un livre, surtout dans le domaine du livre d’artiste. Un feuillet plié en deux est déjà livre. Un feuillet cartonné plié faisant office de couverture dans laquelle est insérée une simple feuille est aussi déjà un livre. Deux feuilles agrafées aussi. Peu importe l’épaisseur, ce qui se joue, c’est une articulation séquentielle. Un livre est un objet dont le lecteur ne saisit jamais l’ensemble d’un seul regard et qui appelle une temporalité autant qu’une spatialité.
Cette manière de définir un livre, je la tire de diverses expérimentations éditoriales que j’ai pu voir. Vous ferez peut-être le lien avec des choses vues chez Bernard Villers, Eric Watier ou dans la belle série des « Eschenau Summer Press Publications » autour d’herman de vries. Vous voyez déjà ainsi quelles balises me servent de repères quand il s’agit d’évoquer le domaine du livre d’artiste.
JB : En fait, je serais particulièrement intéressé de savoir un peu plus sur votre manière d’articuler la couverture et l’intérieur de vos livres (sachant aussi, puisque c’est un de vos champs d’intérêt privilégies aujourd’hui, que l’intérieur peut rester… blanc).
DD : Dans le cas du livre vide publié par les Éts. Decoux que vous évoquez, la couverture était vierge. Ce n’était d’ailleurs pas une couverture à proprement parler : le papier était le même que celui des pages intérieures. On peut le voir comme un livre oublieux de sa couverture ; ou le voir comme un livre dont la couverture est déjà le début du livre. Pour d’autres livres, la couverture marque un déplacement par rapport aux pages intérieures du livre. Par exemple, elle peut reproduire un visuel qui n’a pas trouvé place à l’intérieur et s’est finalement retrouvé à la marge – puisqu’une couverture est autant une marge qu’un seuil. Pour d’autres livres encore, la couverture prend un tour plus graphique ou valorise un motif ornemental.
Dans le processus de fabrication, la couverture est souvent réalisée à la fin. Bien que conçue au cas par cas, elle est souvent guidée par une préoccupation avant tout visuelle et matérielle. Elle est généralement sobre, je trouve, même si elle est censée attirer l’attention. Elle doit aussi jouer son rôle de protection bien que, pour des raisons pratiques, elle conserve la plupart du temps une relative souplesse. J’aime que les livres s’ouvrent bien.
Le titre – qui figure généralement sur la couverture et en est parfois la composante exclusive – est un élément beaucoup plus significatif pour la construction du livre. Aussi est-il préférable qu’il s’écrive assez vite et puisse ainsi accompagner alors la mise en œuvre du livre. Les livres qui n’ont trouvé de titre qu’au terme de la réalisation me paraissent parfois moins assurés.
JB : Vous avez commencé votre travail comme « plasticien » avant de passer à la seule pratique du livre d’artiste. Pourriez-vous décrire un peu cette trajectoire de plasticien, puis expliquer ce qui vous a poussé d’arrêter cette production et de vous tourner vers une forme d’expression qui s’éloigne dans une certaine mesure du monde des arts plastiques, non pas sur le plan matériel (on pourrait considérer que le livre d’artiste reste un objet plastique), mais sur le plan de la diffusion (le public n’est pas le même, les institutions concernées changent également, les modalités de la diffusion et de la communication n’ont plus grand-chose à voir avec le monde des musées et des galeries, etc.) ?
DD : J’ai une double formation : un cursus en philologie romane et un cursus en dessin. Après les études et pendant une quinzaine d’années, j’ai développé, pour reprendre vos mots, une « trajectoire de plasticien ». Elle s’est avérée instable, plutôt expérimentale ou inconstante tant par les moyens que par les formes. Avec le recul, j’en viens à considérer cette période comme une sorte de temps long de formation technique, artistique et culturelle ; une formation d’attardé en somme. Cela m’a permis de dériver entre images et objets, entre représentation et reproduction, entre résidus romantiques et protocoles de distanciation postmodernes, entre œuvre et désœuvrement… Le travail était mené avec beaucoup d’autonomie et les changements n’avaient jamais à se justifier puisque le travail était relativement peu suivi et diffusé. Cependant, prosaïquement, il a bien fallu à un moment dresser un bilan sur cette diversité de productions devenues d’ailleurs encombrantes, sur les perspectives – ou le manque de perspectives – d’une activité qui finissait par tourner sur elle-même sans « retour sur investissement », comme disent certains. Tout cela a mené, non vraiment à la décision d’abandonner mais à une défiance, une lassitude ou un découragement vis-à-vis de la création.
Les ateliers successifs que j’occupais s’étaient progressivement réduits. J’ai fini par n’occuper plus qu’un bureau. L’idée de cesser totalement de faire quelque chose n’est pourtant pas parvenue à s’imposer. J’ai renoué avec un passe-temps que j’avais adopté pour me mesurer à l’ennui dans mon enfance : collectionner. J’ai collecté des cartes postales, des photographies et des livres en lien avec un tableau de Caspar David Friedrich, un tableau de haute montagne qui a disparu à Berlin en 1945. J’ai rangé les cartes et les photographies dans trois albums assez épais qui traitent de relations entre art, environnement, histoire et linguistique. D’une certaine manière, ces albums forment l’ouvrage initial à partir duquel les Éts. Decoux ont progressivement affiné leur méthode de travail à base d’appropriation de matériaux. Car depuis lors, mes centres d’intérêts se sont déplacés et précisés et, tout en faisant des livres, je me suis familiarisé avec certaines recherches sur l’appropriation et le montage de documents en même temps que j’ai approfondi ma connaissance du livre d’artiste.
M’inscrire dans la micro-édition a été aisé. Ma pratique antérieure m’avait habitué à travailler seul et à traiter de manière assez indépendante toutes les étapes d’un projet. La mention « Les Éts. Decoux » avait surgi en pratiquant la reproduction sérigraphique, sans doute sous l’influence de la lecture de Walter Benjamin, mais aussi par la remontée inconsciente d’une entreprise familiale fondée par un arrière-grand-père pour vendre des métaux et liquidée deux générations plus tard au moment de la crise de la sidérurgie. Utiliser l’appellation « Les Éts. Decoux » revenait à effacer l’individu pour mettre au jour une entreprise – si fictive soit-elle sur certains plans. Cela permettait de marquer la rupture avec ma trajectoire antérieure de plasticien.
J’ai rapidement pris plaisir à investir l’espace et les caractères spécifiques du travail éditorial. Le livre peut être pensé de manière relativement simple à produire, à faire circuler ou à stocker. Il est aussi sa propre exposition. Et tout m’est apparu alors moins lourd, sur un plan physique comme symbolique. Peut-être est-ce parce que le livre d’artiste constitue une niche dans les arts, ce qui soulève en apparence moins d’enjeux, occasionne peut-être moins de tensions au sein d’un réseau moins complexe à cerner. Je crois donc que le choix – car il s’agit quelque part d’un choix même s’il ne résulte pas d’une décision ferme et circonstanciée – le choix fait, avec les Éts. Decoux, de tourner le dos aux arts plastiques en faveur de la micro-édition rejoint une mise en question de fonctionnements autant que de positionnements en matière artistique.
JB : Même si vous ne vous positionnez pas comme un « écrivain », la dimension textuelle, voire littéraire de votre travail est essentielle. Quel a été le rôle de la littérature dans votre découverte, puis votre travail du livre d’artiste ? Et comment voyez-vous les rapports, s’il y a en a bien entendu, entre les textes, littéraires ou non, les livres qui les accueillent, et vos livres à vous ?
DD : Je n’ai pas découvert le livre d’artiste par la littérature. Comme je l’ai évoqué, je l’ai abordé par la voie des arts visuels, en m’intéressant aux images, à leurs usages. Certains livres de Hans-Peter Feldmann font partie de ceux par lesquels j’ai véritablement pris contact avec le livre d’artiste. Plus tard seulement j’ai pris conscience qu’il est aussi possible d’arriver au livre d’artiste par des voies littéraires ou textuelles. Je pense ici surtout à la poésie concrète ou à certains aspects de Fluxus ou de l’art conceptuel. Mais cette voie est moins balisée de manière générale. En tout cas, moi je ne l’avais pas repérée à l’époque. Alors je continue de prendre plaisir à dire que j’aime les livres d’images ou que, dans les livres, ce sont les illustrations que d’abord je regarde.
Cependant, comme vous, certains observateurs font ressortir une dimension littéraire à ce travail qui prétend n’avoir ni intention, ni prétention littéraire. Ce n’est pas vraiment une contradiction, cela tient davantage à une manière de considérer les choses. Je me rends compte que j’ai très vite monté études artistiques contre études littéraires, mon goût des images contre mon goût des mots. Il me semblait qu’il fallait choisir, peut-être parce que, culturellement, et trop souvent encore aujourd’hui, images et mots sont rangés dans des disciplines, des histoires différentes, des mises en œuvre distinctes. Pourtant je sais aussi que j’ai très vite eu recours à la littérature pour soutenir le travail plastique qui, au risque de s’anéantir dans la perte du sujet, ne trouvait à se construire autrement que sur base d’appropriation de thèmes tirés de la bibliothèque et d’ouvrages qui allaient de Lewis Carroll à des récits antiques en passant par Georges Perec. Mais je minimisais l’importance de cette dimension littéraire, je la voyais plus comme un prétexte que comme un enjeu.
Dès qu’il s’est agi, avec les Éts. Decoux, d’explorer la fabrication de livres, la dimension textuelle a aussi rapidement fait retour, peut-être avec d’autant plus d’aisance qu’elle hante – qu’on le veuille ou non – la sphère du livre et de l’édition, livres d’artistes compris. Dans les livres des Éts. Decoux, les textes sont présents sous forme de titres, de notes, de citations, de textes courts… Alors pourquoi ne pas affirmer d’avantage la valeur littéraire du travail ? Peut-être que, d’une certaine manière, les fragments de textes sont travaillés comme des images tant dans la façon d’envisager leur disposition spatiale que leur découpage. Et inversement, peut-être que les images sont parfois choisies pour réciter. En tout cas, je reconnais de plus en plus que mots et images sont de mèche. Ils ne se complètent pas mais ils associent leurs ruses. Il y a d’ailleurs un vocabulaire commun qui se prête à un échange des rôles : l’écriture a ses figures ou ses images et l’iconographie a ses légendes…
JB : Du point de vue institutionnel, vous situez votre pratique dans le domaine de la micro-édition. Qu’est-ce que cela signifie concrètement pour vous, à la fois en termes économiques (comment organisez-vous la communication et la diffusion de vos œuvres) et en termes techniques (comment décidez-vous du tirage, quels sont les aspects du travail que vous assumez vous-même ou que vous déléguez) ? Et que pensez-vous de l’évolution de la micro-édition à la lumière des révolutions technologiques (vous restez attaché au livre-papier, par exemple) ? Pourriez-vous donner quelques exemples de la manière dont votre catalogue évolue en fonction de ces mutations techniques ?
DD : C’est vrai que je n’envisage pas l’édition autrement que sur support papier. Il me semble que le livre a besoin des pages tournées, besoin du jeu de la réversibilité recto-verso. Je porte une attention à la qualité des aspects techniques mais sans souci de perfectionnisme, ni de distinction : le bel ouvrage au sens bibliophilique n’est pas ici la préoccupation. Je n’ai d’ailleurs jamais eu une attention pointue pour les aspects techniques. Je travaille avec des outils relativement simples et communs et je suis assez réfractaire à suivre les nouveautés technologiques. Donc les mutations techniques n’ont pas eu d’influence sur le catalogue. Conceptuellement, je n’aurais pas pu envisager il y a quinze ans certains des livres récemment publiés mais, techniquement, les outils étaient là pour les réaliser.
Pour ce qui est de l’organisation propre à la micro-édition, j’occupe la plupart des fonctions dans la petite entreprise des Éts. Decoux : la direction, la conception des livres, la recherche documentaire, la mise en page, le suivi d’impression, l’archivage, le secrétariat. Je délègue la reliure dès qu’il s’agit de coudre plusieurs cahiers. Pour des raisons économiques ou pratiques, je recours la plupart du temps à l’impression digitale dans une petite structure proche de chez moi. Je gère enfin la communication et la diffusion, mais sans faire de ces postes une priorité. L’information est sommairement diffusée via le site et via quelques envois de newsletters vers les personnes qui, au fil du temps, ont marqué un intérêt pour les activités des Éts. Decoux. Les livres ne sont pas mis en vente en librairie. Ils sont présentés à l’occasion de certaines foires ou salons de petits éditeurs et, de temps en temps, en expositions.
Ceci dit, il s’agit d’une manière assez dilettante d’envisager et de conduire les affaires. Et ceci justifie le tirage des livres qui varie entre quinze et trente exemplaires, non par volonté de rareté mais par pragmatisme, compte tenu du public potentiel ou parfois par jeu arbitraire. Font exceptions quelques ouvrages édités en collaboration avec d’autres éditeurs qui travaillent avec un diffuseur. J’apprécie ces collaborations non seulement parce qu’elles donnent plus de visibilité aux livres, mais aussi par les échanges qui en découlent avec ceux que j’appelle des professionnels de l’édition. Pour ma part, je qualifie parfois les Éts. Decoux d’« éditeurs du dimanche ».
JB : Comme toute forme d’art contemporain, vos œuvres posent des problèmes de « lisibilité » : il est important de disposer de certaines clés, disons plus modestement d’une certaine connaissance du projet de départ, pour que le résultat ne soit pas seulement « beau mais énigmatique » mais également « beau et stimulant ». En même temps, il est toujours dangereux de donner trop de commentaires, puisqu’on risque de créer un déséquilibre entre projet et résultat. Comment est-ce que vous gérez cette difficulté, et pourriez-vous donner quelques exemples de ce que vous considérez comme vos plus grandes réussites en la matière ?
DD : Tout l’art contemporain pose-t-il des problèmes de lisibilité ? Je n’en suis pas sûr et je trouve même qu’un certain nombre de productions visent une réception immédiate, spectaculaire, divertissante ou ludique. Pour ma part, si je peux reprendre et mélanger certains de vos termes, je préfère les démarches « énigmatiques et stimulantes ». Stimulantes, parce qu’énigmatiques.
J’aimerais pouvoir affirmer que les livres des Éts. Decoux ne sont pas compliqués à lire. En tout cas, il n’y a pas de volonté de créer des problèmes de lisibilité. Au contraire, il y a une attention à disposer le nombre nécessaire d’éléments pour faire circuler le regard et l’intelligence, pour conduire à des interprétations que tout lecteur attentif peut faire. Dans certains livres, je précise les choses en glissant l’une ou l’autre phrases ou un court commentaire. Par ailleurs, je fais de moins en moins de livres présentant une grande quantité de documents diversifiés, ce qui rend aussi l’approche moins complexe. Je rappelle que ce sont des livres construits dans l’esprit des livres d’images et donc que leur lisibilité opère par l’observation de détails visuels. Deux images juxtaposées laissent toujours un champ interprétatif entre elles. Ne faut-il pas se défier des évidences ? Si finalement demeure une difficulté d’approche, peut-être faut-il s’y résoudre et préférer aux mécaniques bien huilées les assemblages bricolés. Est-ce que ce ne sont pas ces liaisons qui paraissent incertaines, ces sauts qui semblent briser le déroulement d’une trame, ces ambiguïtés qui devraient amener le plaisir de la lecture ?
Ceci dit, parmi mes rôles au sein de l’entreprise, il y a aussi celui de médiateur. Donc, quand j’ai l’occasion de rencontrer un lecteur ou quand je suis invité à faire le récit de la fabrication de certains livres, je contextualise volontiers, je situe les circonstances qui ont amené tel ou tel projet, je décris. Je me demande cependant si ce commentaire rend les livres plus lisibles ou si simplement il met en confiance pour entamer la lecture. Car la lecture se conçoit comme le pendant nécessaire à la fabrication du livre. La lecture reconstitue ou fabrique des accords, fait réfléchir à la question des relations et de leur instabilité. Le lecteur a la liberté d’agir, en quelque sorte, contre l’autorité de l’auteur dès qu’il s’autorise ce rôle.
Finalement, je jugerais peut-être de la réussite d’un livre des Éts. Decoux en le reprenant quelques années après l’avoir fait et en me retrouvant en situation de lecteur. Les commentaires que j’aurais établis à l’époque de sa création pour justifier les passages entre les éléments, je les aurais moi-même un peu oubliés. « The Colour of the Ceiling » est un livre qui se prête à ces lectures successives. Et le fin livret « La Perpétuation de l’espèce » propose un montage dont je n’ai moi-même jamais pu fixer la présentation.
JB : Le choix de la micro-édition ainsi que votre goût des « petits » livres (petits en nombre de pages, je veux dire) vous aident à publier « beaucoup ». Or, tous vos livres sont à la fois différents et cohérents : vous ne refaites jamais le même projet, mais à l’intérieur de chaque livre vous recherchez visiblement une grande homogénéité. On comprend bien ce souci de l’homogénéité : elle accroît la lisibilité du projet tout en renforçant une certaine esthétique minimaliste, deux aspects qui contribuent beaucoup à la force de chaque livre. Mais qu’est-ce qui vous pousse ou vous aide à ne jamais vous répéter, et quelles sont les stimuli qui tiennent lieu d’inspiration ?
DD : Les livres sont différents parce que je me tiens ouvert aux circonstances, aux rencontres. Peut-être que je compense un manque d’imagination ou de détermination par une attention à saisir des choses qui me font signe. Il y a des éléments que je trouve par hasard, d’autres qui me tombent dessus tandis que je mène une recherche d’un tout autre côté. Il y a des invitations qui m’ont amené à traiter de sujets que je n’aurais pas pensé aborder ou qui m’ont fait entrer en contact avec des données sur lesquelles je n’aurais pas mis la main sans un intermédiaire. Cela ne signifie pas que je pourrais travailler autour de n’importe quelle source, c’est peut-être une question de confiance aussi. Enfin, il y a parfois des chutes de mon travail professionnel dans l’enseignement qui sont utilisées ou des bouts d’archives personnelles…
Je veille toujours à ouvrir l’un ou l’autre fichier dans lequel je glisse une image, un bout de phrase auxquelles j’espère tôt au tard pouvoir faire correspondre quelque chose et démarrer un projet d’édition. Parfois ces fins dossiers prennent forme et sont publiés tout à coup, retardant un autre projet plus ambitieux, préparé de longue date. J’ai ainsi conçu « Lichtenberg, accessoirement » à partir d’une paire chaussettes qu’on m’avait offerte, que je ne me voyais pas porter, ni jeter et qu’il ne m’était resté qu’à classer comme une matière à éventuellement prendre en compte pour un livre. Tout ceci fait que, sur le plan des sujets, le catalogue peut sembler assez éclectique.
Avec le temps, j’ai donc diversifié la nature des documents, images trouvées, textes lus ou objets ramassés. Et j’ai varié les manières de les traiter, prenant le pli d’une orientation plus historique ou plus fictionnelle, optant pour une expérience cognitive ou perceptive, critique ou poétique.
Enfin, chaque projet me donne une occasion de mettre en place une forme spécifique, d’explorer une autre manière de construire un livre, tout en demeurant dans le cadre limité par les contraintes techniques et financières. Comme je l’ai dit, j’apprends le métier en faisant des livres et en essayant différentes choses sur le plan de la composition, du format, de la typographie, de la reliure… ou en abordant différents genres comme l’essai, le livre d’art, le catalogue, le traité de jeu, le manuel de langue, le recueil de correspondances, le fac-simile, le livre vide…
Mais je voudrais ajouter quelque chose encore à propos des notions de différence ou de répétition. Vous avez mis l’accent sur la diversité formelle des livres. Mais, par ailleurs, l’intérêt pour la répétition est récurrent dans les livres des Éts. Decoux, que ce soit sous la forme de répétition d’une image, du jeu avec le double, de la série qui décline des variantes d’un même sujet, autant de formes de redites… Un livre comme « Quelque chose a bougé » interroge les changements entre deux clichés photographiques proches ; « Feeding the Parrot » reproduit diverses reproductions d’un même tableau de Manet ; « Da Capo » est une suite d’images quasi identiques…
JB : En termes de « contenu », votre travail relève d’une démarche de ce que vous appelez la « collecte » : vous trouvez ou constituez une collection, qui peut être une archive, que vous vous appropriez d’une certaine façon. Mais cette « façon » n’est jamais seulement du simple collage-montage. D’où vous viennent à chaque fois les règles que vous utilisez pour sélectionner, puis présenter la documentation initiale ? Faites-vous par exemple une distinction, en termes de maquette, entre sources visuelles et sources livresques ou textuelles ? Et comment se passe le va-et-vient entre projet de livre d’artiste et collecte de matériaux : qu’est-ce qui déclenche, informe, transforme quoi exactement, ou est-ce que vous procédez toujours au cas par cas ?
DD : J’ai progressivement appris à distinguer une collecte d’une collection ou d’une archive. Effectivement, ce que je fais, ce sont surtout des collectes. Durant la période de préparation d’un livre, je recherche et j’acquiers les documents, parfois assez hétérogènes, qui vont être utiles pour ce livre. La collecte prend fin avec le projet. La collection me semble plus dirigée, elle se constitue autour d’un même type d’objets, elle supporte mal les manques, elle ne se contente pas de ce qui se présente. Le collectionneur est toujours avide de la pièce nouvelle tandis que le collecteur se réjouit de la pièce trouvée. L’archive quant à elle est constituée des traces d’une activité. L’archive n’est pas une visée, c’est une conséquence. Tout éditeur finit par détenir une archive formée par les vestiges, parfois volumineux, de son activité.
Pour faire les livres, je n’ai pas vraiment de règle, si vous entendez par là un cadre de travail préétabli et auquel il convient de se tenir rigoureusement. Il y a seulement cette méthode relativement simple consistant à chercher des images et/ou fragments de textes en vue de les mettre en contact et d’en relancer ou d’en déplacer le sens. J’ai assez vite pris le pli d’acheter ces documents parce que l’achat restreint le champ des possibles – à l’heure où le Net donne accès à une profusion de données – et parce qu’ainsi la recherche est soumise à une part d’aléatoire. Il y a bien sûr certains projets pour lesquels je n’achète pas la documentation : ceux qui naissent de choses m’appartenant ou de la consultation d’un fonds d’archives publiques. Ou – les exceptions infirmant l’idée de règle – les rares projets où j’ai travaillé sur base de captures d’écran ou d’images circulant sur la Toile.
Il résulte de cette méthode que les livres des Éts. Decoux reproduisent un certain nombre de photographies, de dessins, de tableaux, de cartes postales, de vieux papiers, de timbres, de citations, etc. mais parfois aussi de pages de livres, voire l’un ou l’autre objet naturel ou manufacturé directement scanné. Le type de matériau dépend du projet. Les choses choisies, qui peuvent être assez homogènes ou au contraire être tirées de contextes divers, sont mises en tension, remontées de manière singulière dans le contexte particulier de chaque maquette qui fixe le choix définitif des sources. La maquette se construit fonction des données à intégrer, de leur nombre, de certaines de leurs caractéristiques matérielles, du dispositif de lecture à établir au fil des pages, etc.
Je fais donc avec des bribes extraites du réel – ce qui ne veut pas dire de l’actualité du monde, ou alors elles répondent seulement à mon actualité. Les données traitées ne sont généralement pas remarquables en soi mais elles s’articulent comme des composantes qui, mises ensemble, forment une épaisseur plus ou moins complexe. Cette méthode pousse à exercer une certaine vigilance, à observer et à tirer de certains fragments trouvés une matière d’analyse, de connaissance ou de narration. Comme je l’ai dit plus haut, cela peut être un projet qui pousse à commencer la recherche de pièces documentaires ou ce peut être un document trouvé qui mène à progressivement esquisser un projet. La méthode peut s’appliquer sur une durée plus ou moins longue. Pour certains « petits » livres, le montage est assez immédiat : ces ouvrages font parler parfois une seule donnée ou dialoguer deux types de matériaux. C’est d’ailleurs pour cela que j’associe certains travaux plus patiemment élaborés à un esprit de recherche et d’autres, plus immédiats, à l’idée de poétique.
JB : Vous avez aussi une pratique de commissaire d’exposition. Même si vos livres ne sont pas des objets plastiques dont l’horizon premier (ou final) serait le musée ou la galerie, ils se prêtent fort bien à certaines formes d’exposition. Quelle serait pour vous la meilleure façon de « montrer » l’ensemble de votre catalogue, en dehors ou à côté des formats que vous utilisez déjà (en ligne sur votre site ; sur une table, lors des salons ou des foires ; chez vous ou en d’autres intérieurs, en « déballant » ce que vous pouvez transporter dans une grande valise) ?
DD : Effectivement le livre ne me semble pas avoir comme destination prioritaire la galerie ou le musée. Je préfère imaginer sa place dans une bibliothèque. J’ai toutefois gardé de mon passage par les arts plastiques le goût d’occuper un lieu et je reste effectivement parfois tenté d’exposer des livres ou des archives. L’exposition devient alors un peu comme un livre ouvert, un livre dont les pages sont les surfaces d’exposition, murs, tables ou vitrines. La manière de travailler le montage d’une exposition de ce type n’est pas très différente de celle utilisée pour le montage de documents dans un livre. L’exposition s’approprie des objets comme le livre s’approprie des choses déjà-là.
Certaines publications des Éts. Decoux ont fait l’objet d’expositions, selon différents modes. Une fois, il s’est agi de présenter un seul ouvrage qui était accompagné des traces archivées de sa fabrication. Une autre fois, une exposition a permis de mettre en relation un livre avec d’anciennes pièces élaborées par Didier-Decoux-Plasticien. Il m’est arrivé aussi de réunir une sélection de publications des Éts. Decoux autour d’un point commun qui les traverse, comme la photographie ou la répétition dont nous avons parlé. J’ai récemment pu organiser la mise en relation de certains livres du catalogue avec d’autres livres d’artistes sur la question de l’esthétique du vide. Il n’a cependant jamais été question jusqu’ici de montrer l’ensemble du catalogue. Quel sens ceci aurait-il ? Qui serait le mieux placé pour envisager la chose ? Quelle vision d’ensemble un éditeur peut-il donner d’un catalogue qui s’est construit au coup par coup ?
J’ai récemment essayé – c’était à l’occasion d’un exposé mais cela aurait pu être une exposition – de faire tenir ensemble deux axes en apparence contradictoires dans le travail des Éts. Decoux. D’une part, un groupe de pièces hautes en couleurs était composé de quelques livres d’histoire, avec des échos de guerres, de colonialisme, des livres comme « Paysage défait », « À l’heure du thé chez Madame Colon », « Dépenses publiques », « The Desk » ou « Pédagogie de projet ». Et, en face, se formait un autre groupe rassemblant des livres qui tendent à l’effacement, des livres de presque rien, sans histoire, comme « Services des vues pour projections lumineuses », « Prêter des yeux aux sourds », « Souscription », « Insignes, uniformes & décorations », « Panorama », etc. D’un côté, autour de livres datant parfois de plusieurs années, s’affichait une tentative de relancer la mémoire. D’un autre côté, se marquait une tentative de faire silence autour de livres plus récents dont plusieurs ont accompagné la constitution de la collection de livres vides dans laquelle je me suis beaucoup investi dernièrement. Pour tenter de faire un pont entre les deux groupes, j’ai essayé d’avancer l’idée qu’il y avait de part et d’autre une forme d’engagement, une attitude de résistance. Je postulais que questionner l’histoire ou se taire peuvent être deux formes de postures critiques vis-à-vis d’approches figées concernant des faits collectifs, la marche publique du monde.
Mais en y repensant, je crois que c’était présomptueux de vouloir ainsi présenter les choses et d’inciter un sens à prendre autour d’une intention, disons politique. Je me demande même si ce n’est pas tout le contraire d’un engagement qui est en jeu : une sorte d’indifférence. Il y a peut-être, quand je regarde l’ensemble des publications des Éts. Decoux, une conduite soucieuse de « diminuer la surface de contact du sujet avec les affirmations arrogantes du monde », selon une formule que j’ai lue je ne sais plus où. Il y aurait ainsi un retrait dans une position de neutralité qui ne mène à rien d’autre qu’à déposer des fragments, à juxtaposer des figures sans unité ni conclusion. C’est peut-être cela. Une présentation de l’ensemble du catalogue permettrait-elle de saisir les qualités de cette démarche non orientée, divisée, sans intention autre que des gestes au coup par coup ? Sans doute n’est-ce que conjectures, mais cela permet de terminer sur une hypothèse, si cela vous convient…
Leuven-Bruxelles, 2022