#5 – Janvier / January 2023

Sophie Loizeau

Le coup de sabot

 

Nord s’étire, bâille, jette une jambe hors de la couette, se ravise. Elle s’extrait non sans mal. La Cuisine. Pour y parvenir elle doit subir aveugle et nue toute une série d’épreuves. La larve marsupiale en quête de nourriture au sortir de l’utérus ne fait pas autrement. Ça pourrait être du Pierre, le jeu des comparaisons, tout ça. Il dit que la réveiller c’est la ramener au harpon du fond de l’océan. Plus larve que sirène ce matin, elle enfile le kimono de sa mère et prépare son petit déjeuner. Elle tranche le pain, le grille, le beurre tant qu’il est chaud, surveille le lait dans la casserole, le verse dans un mug sur le sucre et la cuillerée de café soluble. Nord a des origines finlandaises. Sa mère a consenti à Nord. Après tout, ce nom déniché par son père lui va comme un gant, va avec ses cheveux blonds-blancs, sa peau et ses yeux pâles selon la règle de Gloger  qui veut que la pigmentation mélanique soit moins intense sous les climats froids. Cheveux courts, rasés sur la nuque. Petite et mince. Un corps léger, pratique qu’elle bichonne à coups de natation. Ah, et puis j’ai le cœur plus lourd que ceux du sud, selon la règle de Hesse, en tout cas, c’est confirmé pour les oiseaux.

Elle regarde par la fenêtre, cinq heures en février, le jour tarde à venir, à huit il y aura cette lueur derrière les marronniers et la montée prodigieuse d’un gros soleil. Ou pas, les nuages peuvent ne laisser poindre qu’un peu d’orange. Samedi. Nord part rejoindre son équipe de têtes brûlées. Stériliser Plutôt que Tuer est une fédération de vétérinaires, d’éthologues, de naturalistes. Leur devise Les animaux d’élevage pourvoient à nos besoins, nous n’avons plus besoin de chasser. Les chasseurs appartiennent à un âge révolu, exception faite de ceux qui ont choisi cette existence sauvage exclusive. Prends par exemple en France, dit Nord, chasser n’a pas de sens ! Oui, je sais, les sangliers défoncent les sols, foutent en l’air les cultures. Dans la forêt ils ameublissent la terre et favorisent la germination des graines. Trop de sangliers et pas assez de loups, d’ours, de lynx. L’homme évolué comme il est ne peut plus tuer pour tuer, c’est mon avis. Tu sais comment ils font avec les sangliers ? Ils les parquent et tirent dessus à bout portant ! Alors nous, on attrape tout ce qu’on peut sangliers, chevreuils, renards, on laisse les blaireaux tranquilles – ils ne sont pas si nombreux. Avec les lièvres et les lapins on procède comme pour la vaccination du loup d’Ethiopie, on éparpille sur les champs, à l’entrée des terriers des appâts bourrés de pilules contraceptives, Ils prennent ce qu’ils peuvent, c’est plus aléatoire. Le but n’est pas non plus de les stériliser tous !  On suit un protocole strict, chacun a son carré, sauf pour les gros animaux où on se tient à plusieurs. Mais les bénévoles ne manquent pas, les gens trouvent la chasse dégueulasse. Les plus révoltés sont ceux qui, partis pour se mettre au vert, se retrouvent à devoir supporter les coups de fusil, les allées et venues sur leur terre d’hommes armés. Qui tuent leurs chats, gâchent leurs promenades, ils en ont marre, ils ont quitté la ville, troqué leur appartement contre une maison à la campagne, une vie plus proche de la nature, ils sont en colère et déçus. Une poignée d’individus chassent. Il faut bien se rendre compte, les chasseurs ne représentent que 1,5 % de la population, pourtant ce sont eux, soutenus par le ministère de l’écologie, les préfets, les maires, qui font la loi en France, qui imposent les règles, qui règnent sur nos forêts, sur nos montagnes, sur nos littoraux ! Bien sûr qu’on a peur, on a tout le temps peur. De se faire tirer dessus pardi ! Ils nous en veulent. Leur alibi  ne vaut pas un clou : nous limitons les populations, en l’absence de prédateurs naturels nous nous chargeons du rôle. Chaque bête stérilisée porte une boucle d’oreille jaune bien visible. Après ça, en descendre une est une pure vacherie.

Deux ans qu’elle fait ça. Un boulot dangereux. Elle enfile des vêtements chauds, ses fringues spéciales pour crapahuter dans les bois. Les faisans ? Et bien, qu’ils cessent d’abord d’en élever pour les relâcher affolés à moitié apprivoisés au-dessus des champs… Pareil pour les sangliers, des chasseurs les nourrissent, – s’ils prolifèrent c’est de leur faute : moins de nourriture moins de petits – pour accroître les chances d’en tuer, que chacun reparte avec son trophée. Ça paraît fou, et c’est fou. Repérer, isoler certains jeunes mâles, endormir, castrer. Aujourd’hui on s’occupe des cerfs, ils sont faciles à choper, c’est l’époque de la perte des bois, leurs hormones sont au plus bas ça les rend vulnérables. D’anciens chasseurs nous aident, ils ont assisté à des chasses pourries, vu des hommes se conduire de façon répugnantes, plutôt arrêter tout. Certains pensent qu’on est débiles, qu’il suffit de suspendre tout nourrissage pour rétablir une population normale de cerfs. Tant que les préfets laissent faire – ils ont le droit de vie ou de mort sur la faune. A eux le pouvoir de décider l’ouverture d’une chasse en dehors des périodes autorisées. Le renard peut être chassé toute l’année, c’est un nuisible. Ah, bon ? Nord se rappelle être intervenue pour stopper l’extermination de quatre renardeaux. – Un jour tu te prendras un coup, toi aussi ! Pierre a les expéditions de Nord en horreur.

– Avec votre cortex cérébral plus développé, c’est seulement maintenant  que vous nous reconnaissez une vie sensible ? Serait en droit de dire le renard si la position de son larynx le lui permettait. 

Enfin, le reconnaissez-vous aux animaux de compagnie, pas aux animaux sauvages, la plupart d’entre nous ne bénéficions d’aucune protection. Devant le déchaînement des pulsions, nous sommes nus, nous sommes comme des enfants. Pensez, nous n’avons aucun jour de répit, dans une semaine de chasse intensive, tous les jours sont chassés, il n’y a qu’en France que ça se passe comme ça, partout ailleurs, la chasse fait une pause. Et quant aux bêtes qui vous nourrissent et aux bêtes qui vous soignent, dont le corps sert aux inoculations et aux tests … Pas de souffrance inutile est-il écrit quelque part, tu parles ! Mais si la vieille carnivorie malgré tout ça vous hante, alors faites-en sorte que les mises à mort soient miséricordieuses : la piqûre létale plutôt que l’étourdissement. Et interdiction d’entrer dans la forêt avec un fusil ! – Promis ! –Le morcellement des territoires est devenu un vrai casse-tête pour la poignée de prédateurs. Comment se tailler un territoire à soi sans traverser des routes, sans passer près des hommes qui vous le reprochent, qui vous reprochent de lorgner vers leurs troupeaux laissés sans surveillance, alors que les chasseurs vous font concurrence pour les proies ? Vous avez plus que ce qu’il vous faut dans vos enclos. Parfois j’en vois de ces bêtes de boucherie, je me tiens en lisière et je les observe. Elles broutent ingénument. Celles-là ne sont pas les plus à plaindre. Le droit français devra réviser sa copie là-dessus. Les avancées sont décevantes, se veulent trop consensuelles. Il faudrait créer une police pour les animaux, elle veillerait à ce que les lois de protection et de bientraitance soient appliquées partout.

– On a essayé, je t’assure, une pétition a été lancée sur change.org. La Commission des lois l’a classée ! Plus de 94 000 personnes y étaient favorables !

– Toute la théorie de l’évolution est à revoir et sur le plan éthique ça va faire mal. Il n’y aura plus deux poids deux mesures. Pensez, tirer une biche, égorger un agneau, ce sera comme tirer une femme, égorger un bébé. Le problème c’est toute cette violence ! L’homme est dominé par ses émotions, il est trop irrationnel. Prenez la religion, par exemple, poursuivrait le renard…

Ils ont dû transporter Nord à l’hôpital et maintenant elle est là, quelques jours, pour le choc à la tête, la côte fracturée, les contusions. Le cerf mal anesthésié continuait de lutter – malgré tous nos soins pour les rendre moins pénibles, ces captures sont traumatisantes – tentait de se relever, balançait la tête, signifiait à tout le monde l’outrage que nous étions en train de commettre sur sa personne. La castration tue le brame, bien sûr, ce faisant anéantit l’existence même de ses grands fauves que sont les cerfs. Je me suis dit que nous n’avions pas le droit de faire ça. Nous n’avions pas la clairvoyance de réguler notre propre reproduction et nous régulerions celle des autres ? Oui, mais les chasseurs comptaient là-dessus, sur notre sens de l’honneur, notre compassion à SPT. Il suffisait d’attendre, nous nous lasserions, trop de travail, de la violence encore, rapts / castration, pour nous qui étions des écolos, des ami/es contre-nature des animaux.

Elle jette l’éponge. Pierre sera soulagé.

Tant que les prédateurs naturels ne seront pas de retour chez eux dans la forêt, il y aura déséquilibre, et tant qu’il y aura prolifération d’herbivores, il y aura des chasseurs pour montrer quel boulot utile ils font pour équilibrer tout ça. Il faudrait réunir les chasseurs en bataillon, un bataillon à part, qu’on enverrait là où ça pète. La place des chasseurs est à la guerre. 

Sophie Loizeau, 2021