#6 – Janvier / January 2024

Jan Baetens

RÊVES

Rêve fait à Plymouth

 

Ce matin, juste avant la pause publicitaire, j’ai pu vieillir de trois minutes. Puis tout redevint normal.

Je me sentais comme la petite fille de l’expérience sur un oiseau dans la pompe à air de Joseph Wright, tableau déjà ancien, très posé aussi, mais toujours plein de vie.

Telle que je m’imagine la scène, les personnages de la démonstration sont à l’intérieur du cadre comme le cacatoès blanc sous la cloche de verre.

La cloche, le cadre : nulle différence avec les marges de cette page que vous n’avez pas fini de lire et dont je pourrais à tout instant arrêter l’écriture. La poésie n’est pas jeu d’enfant.

 

 

 

Rêve entendu à Exeter

 

Quand se pose l’exode de la couleur, comment appeler le noir ? Pourquoi des mots plutôt qu’une main bandée, qu’une aiguille de pendule vidée de tout venin, qu’une suite frappant à la porte du surplace ?

Sans changer de rythme, l’ombre de Mario Luzi élirait un mot comme céleste. Elle nous accorde la béatitude du bleu, qu’ignorait l’ancien grec avec son mélange, si vague pour nous, de la vague et du vin.

Vrai pain, pain nu. Le poète : quelqu’un – juste quelqu’un – qui se met un fil à la patte. Toutes ailées déployées, c’est toujours la parole la plus simple qui le retient.

Acceptez-le : chaque thème engendre des variations.

 

 

 

Rêve répété à Reading

 

Le mois d’avril se boit dans des tasses rouges. Je ne vois alors personne sur les photos. Les mois suivants tissent patiemment leurs nœuds. Le réveil est noyade.

À l’hôtel Morandi, après chaque repas les trois sœurs rangent les carafes sur les murs. Cette maison n’a pas besoin de maquillage.

Ailleurs les pâtissiers se livrent aux passementeries et leurs mensonges s’appellent menterie, qui sent la crème et la menthe. Ils aiment jouer aux cartes et à la religieuse portugaise.

Les habitudes ne laissent aucun répit. Quelqu’un envoie une carte postale de sa légende.

 

 

 

Rêve de Londres, noté je ne sais plus où

 

Il y a des jours qui durent des hivers, quand les mots sont pris à la lettre et les images pour matériau de documentaire.

Il y a des mots et des images qui se font gaiment la guerre, mettant le papier à feu et à sang, et moi immobile qui me laisse immoler. J’ai parlé des bandes dessinées.

John Dewey, que j’aurais dû mentionner dès le début, est intarissable sur le sujet, comme aussi dans ses conférences, hélas interminables et dans le texte privées du spectacle qui va du pupitre au parterre.

Absorption, j’ai dit, non immersion. La poésie n’est pas affaire de scaphandriers.

 

 

 

Rêve dont je me suis souvenu à Douvres

 

Gens de lettres, gens de non-dit, le soleil est borgne ce matin.

Dans Crime et châtiment, on n’est jamais saoul, mais archi-saoul. Personne ne tue, même pas pour le plaisir de tuer. On frappe jusqu’à tuer.

Ce n’est pas une question de rythme, d’à-coups, de ruades, de battement. On ne frappe pas les enfants. Ils regardent.

Princes, esprits frappeurs, voici le rêve : des mots croisant des phrases, des vers sans chute.

 

 

 

Rêve que je n’ai pas fait à Ostende

 

La côte belge est terrible et plate, sans accidents qu’humains, terriblement plate et sans accident, le sable aussi gris que l’eau et le ciel quand ils ne tournent pas au vert.

Il faut faire ici une digression et relire « Bagnolet » de Jacques Audiberti, écouter Brassens lire le poème, sa manière de prononcer zinc, inoculé comme goutte de plomb en voie de refroidissement.

Homme du Sud, Audiberti s’est vite septentrionalisé, terme bien à lui s’il avait tenu à se l’infliger.

Autre part des textes avec un grand B sur le crâne, ici la côte belge.

 

 

 

Rêve que j’ai rêvé de faire chez moi

 

Regarde l’eau et ferme les yeux : la lettre qui doit dire la chose n’est pas là. Referme les yeux : pourrais-tu imaginer le mot sans la main qui le trace ?

Parfois les lettres se suivent, comme au manège, à distance égale, se poussant les uns les autres. Quelque chose manque, l’idée qu’on s’empresse de noter entre deux rêves, puis d’oublier au réveil, blanchie par le sommeil.

Je pense à trois manières de prononcer le vide : dans une église, de jour ; dans une gare de triage, de nuit ; dans un hyper, à l’heure de la fermeture. La même leçon s’applique au nu.

La peau est consonne. La fumée aussi, à cause du feu.

 

(Rêves faits à Plymouth, le 6 septembre 1620)

Louvain, 2023