#6 – Janvier / January 2024

Cécile Mainardi, Ghislain Mollet-Viéville, Antoine Moreau

Conversation autour de
l’art conceptuel

Cécile Mainardi : J’aimerais commencer ce débat avec une question autour du thème « traverse/crossing » que propose ce numéro de la revue Place. Peut-on dire si l’art conceptuel, plus qu’un autre art, a à voir avec l’idée de « traversée » ? et si oui, selon quelle/s acception/s : trajet, passage, franchissement ? Je pense notamment à ce « voyage » que fait l’œuvre, entre son statut allographique (l’instruction, le statement préalable fourni par l’artiste « concepteur ») et son statut autographique (la réalisation-interprétation de la pièce —dans le cas bien sûr où elle est réalisée). Je songe ici aussi à la mise en œuvre par vous, Ghislain Mollet-Viéville, de cette pièce de Lawrence Weiner IN AND OUT – OUT AND IN – AND IN AND OUT – AND OUT AND IN dont vous aviez choisi d’inscrire les mots sur une vitre transparente, portant celle-ci à un très inventif mode d’existence. In et out : dedans dehors : seriez-vous l’homme de la traversée, sinon celui de la transparence ? celui de l’invisibilité et l’inframince, mais surtout celui qui passe à travers ? Agent d’art ou agent double ?


Ghislain Mollet-Viéville :
Depuis bien des années, les artistes de l’art conceptuel (entendu au sens strict comme au sens large) préfèrent accorder plus d’importance aux modalités de conception, d’appropriation et d’actualisation des œuvres d’art plutôt qu’à leur matérialisation qui n’est que de passage, car les protocoles qui y sont associés par les artistes permettent à tout un chacun de les faire vivre ailleurs et autrement en fonction du contexte de leur présentation et en relation avec le ressenti des tou(te)s celles et ceux qui les prennent en charge successivement. Dans cet état d’esprit, les œuvres sont fluctuantes et relèvent d’initiatives qui n’ont pas toujours été prévues par les artistes. Ce qui importe c’est leur expérimentation qui s’oppose à la propriété privée d’une œuvre figée. Ainsi l’œuvre Fontaine de Marcel Duchamp a fait l’objet d’adaptations originales par divers artistes sans qu’il l’ait prévu explicitement. En 1991, Sherry Levine en a fait un urinoir identique à celui de Duchamp mais en bronze doré clinquant pour montrer combien cet objet, rejeté en 1917, avait fini par devenir une sorte de veau d’or de l’art contemporain. Une autre artiste : Tania Bruguera a simplement signé « R.Mutt, 1917 » un urinoir se trouvant déjà installé dans les toilettes du Queens Museum. Son œuvre s’intitule : Il est grand temps de remettre l’urinoir de Duchamp dans les toilettes (It’s time to bring Duchamp’s urinal back to the restroom).

À travers ces deux exemples, force est de constater que les œuvres d’art gagnent beaucoup à renaître (ressurgir) au-delà de leur physicité d’objet fini grâce à des reprises se développant à partir de ce qu’elles ont inspiré au départ grâce à leur formulation linguistique (ou non). Un dessin mural (Wall Drawing) défini par Sol LeWitt comme étant « portatif », relie plusieurs générations d’interprètes et son existence repose sur la pérennité de son processus de transmission dans le temps infini de son histoire. L’œuvre est dépossédée de toute matérialité constante et son apparence doit être considérée comme une dérive découlant des instructions de l’artiste. Chaque interprétation d’un dessin mural ne constitue pas une déperdition de l’œuvre mais plutôt un gain potentiel.

Dans cet état d’esprit, j’ai imaginé en 1988 la présentation de l’œuvre IN AND OUT – OUT AND IN – AND IN AND OUT – AND OUT AND IN de Lawrence Weiner. J’ai choisi de l’exposer sur ma fenêtre parce que la vitre représentait pour moi la frontière idéale entre l’intérieur (IN) et l’extérieur (OUT) de mon bureau. Et cela était d’autant plus juste que j’avais collé les mots OUT derrière la vitre ce qui les positionnait en toute logique à l’extérieur de la pièce. Mais je l’ai également exposée selon une modalité́ très différente, au magasin Picard Surgelés. C’était à l’occasion d’un vernissage commun des galeries en 1988. Entre deux galeries, les visiteurs rentraient dans ce supermarché pour voir l’œuvre qui était annoncée dans le programme, mais ne remarquaient rien ; ils en ressortaient pour voir si quelque chose était présenté sur la vitrine ou sur la façade de l’immeuble. Il n’y avait rien non plus. Ils rentraient donc à nouveau dans le magasin pour l’inspecter plus sérieusement. Mais aucune œuvre n’apparaissait. Les visiteurs sortaient alors une nouvelle fois du magasin et c’est à ce moment là que je les informais que l’œuvre de Lawrence Weiner ne se révélait en fait que dans leurs seules allées et venues à l’intérieur (IN) et à l’extérieur (OUT) du magasin, là où ils avaient recherché vainement le produit tangible que leur procure généralement le marché de l’art. Aujourd’hui, « mon » œuvre est toujours présentée sans que j’aie besoin de l’annoncer puisqu’il y a constamment des personnes qui rentrent et sortent du magasin pour faire leurs courses. C’est donc une exposition totalement immatérielle présentant une œuvre tout aussi immatérielle et qui est à rapprocher du constat que faisait René Denizot dans son article sur la limite du concept : « L’art conceptuel présentant l’art sous la forme du concept est le thème par excellence de l’art puisqu’en portant l’art au concept, il le fait advenir à la forme qu’il est, dans la forme qu’il a. ».[1] Je rajouterais même, dans la continuité de l’art conceptuel le plus radical, qu’une forme idéale de l’art pourrait être celle de la pensée parce qu’elle est justement sans forme et ainsi la plus apte à circuler sans aucun obstacle, dans toutes les directions et avec des objectifs très variés.[2]


Antoine Moreau:
La question posée pose question… Elle suppose établi ce qu’on entend par « art conceptuel » et Ghislain en a précisé les termes : « au sens strict comme au sens large ». Large au sens de cosa mentale selon Leonard de Vinci ; strict au sens du mouvement qui aura vu se regrouper autour de Seth Sieglaub des artistes n’ayant pas l’intention de créer des objets d’art en plus de ceux existant déjà, mais de définir l’idéalité dont l’art est l’objet et de trouver à les montrer dans un espace d’exposition à moindre coût et large diffusion : le livre. Demeure tout de même un problème car, d’une façon ou d’une autre, les objets, perçus et validés comme « objets d’art » vont jalonner le champ de l’art dit « conceptuel », y compris les livres qui font l’économie de l’objet.


Ghislain :
Je ne pense pas que les artistes de l’art conceptuel strict parlent d’objets d’art pour les objets qui accompagnent leurs œuvres (un blow up de Kosuth n’est pas véritablement un objet d’art, il est interchangeable comme sa chaise exposée au Centre Pompidou). L’art se situe dans le concept. À la limite, ce sont des objets de l’art de chacun des artistes, comme le readymade de Duchamp qui est promu au rang d’art, et à propos duquel Marcel Duchamp précise : « Ce n’est pas la question visuelle du readymade qui compte, c’est le fait qu’il existe, il peut exister dans votre mémoire, vous n’avez pas besoin de le regarder pour entrer dans le domaine du readymade. Il n’y a plus de question de visualité, l’œuvre d’art n’est plus visible pour ainsi dire, elle est complètement matière grise, elle n’est plus rétinienne. »[3]


Antoine :
Dès le début, le vocable « art conceptuel » fut jugé insatisfaisant par ceux-là mêmes qui se trouvaient en être les instigateurs. Ainsi, Seth Sieglaub parle de : « ce moment de l’histoire de l’art que l’on appelle, à défaut d’un meilleur terme, ‘’art conceptuel’’ »[4]. Aussi le dit « art conceptuel » n’a-t-il été reconnu comme tel qu’après son mouvement inaugural : inexistant dès le départ et n’existant qu’après qu’il a été repéré, nommé, catalogué et donc dépossédé de ses qualités initiales pour devenir un objet sémantique, d’une part, et d’autre part, produisant des objets de convoitise pour amateurs d’art. L’intention conceptuelle de faire l’économie de l’objet voire de l’art lui-même s’est muée en une fabrication d’objets reconnus comme « objets d’art » maintenant les artistes dans une posture correspondant aux attentes du cadre culturel.

La question que je me pose est (et pour faire lien avec la thématique de ce numéro de Place) : dans quelle mesure la fabrique de l’art, en son opération mentale comme en son économie propre, arrive-t-elle à passer de « l’objet d’art » à « l’objet de l’art » ? N’est-ce pas ce que poursuivent tous les artistes originellement ? Mais aussi ce qu’ils perdent de vue, fascinés qu’ils sont par leurs propres productions ? Comme si le fait d’art, fatalement réifié, ne devait exister que sous cette forme objectivable. Ce que l’art conceptuel aura pu rappeler, c’est justement cette poursuite de l’art en son objet. Mais vite rattrapé par la nécessité sociale, économique et culturelle, il n’aura été qu’un moment bref de passage à l’acte, sitôt situé dans sa reconnaissance objectivée.

Pour ma part j’ai cette pratique, que l’on dira faute de mieux, « artistique » : je confie des dites « sculptures » à des personnes de confiance de façon à ce qu’elles les confient également à d’autres sans qu’il n’y ait de propriétaires définitifs ni de point de chute final. Un art possible passe, il peut se passer quelque chose[5].

Avec Ghislain, nous avons tenté il y a quelques années, de sensibiliser Lawrence Weiner au copyleft, formalisé par la Licence Art Libre dont je suis à l’initiative et co-rédacteur[6]. Certains de ses statements, ont pour titre : Statements, collection public freehold. Cette déclaration « public freehold » laissait à penser que Lawrence Wiener se rapprochait, sans le savoir, de la notion de copyleft issu des logiciels libres[7]. C’est-à-dire que ces statements sont de « propriété publique », chacun pouvant se les approprier librement. Une sorte de domaine public immédiat, sans qu’il faille attendre 95 ans après la date de publication (pour les U.S.A.) ou 70 ans après la mort de l’auteur (pour la France). Un des avantages du copyleft par rapport au domaine public est de garantir qu’une « production de l’esprit » (pour reprendre le terme juridique) ne peut être appropriée de façon exclusive. Ce qui est libre reste libre. Comme le langage : nous utilisons des mots qui appartiennent à tout le monde, personne n’a de droits exclusifs dessus, même si la tentation est grande pour les marques d’en avoir une jouissance propre, propriétaire (Apple, Windows, Shell, Free, Orange, Action, Carrefour et d’autres noms communs qui deviennent des marques déposées).

Ces œuvres de « propriété publique », selon les vœux de Lawrence Wiener, opéraient un passage de la propriété privé à la propriété publique. Las, l’artiste, n’a pas su reconnaître dans le concept du copyleft, renouvelant les droits d’auteur à l’ère du numérique et de l’internet, un alter-ego lui permettant de formaliser juridiquement[8] son intention de « propriété publique ». Ce n’est pas le cas de l’ouvrage Des modes d’emploi et des passages à l’acte – IKHÉA©SERVICES, Glitch, publié en 2020 aux Éditions Riot, que l’auteur, l’artiste Jean-Baptiste Farkas, a placé sous copyleft avec la Licence Art Libre. Ainsi a-t-on là des œuvres que l’on peut librement copier, modifier et diffuser sans qu’il n’y ait d’appropriation exclusive.


Ghislain :
Un collectionneur peut très bien acheter un « service » de Jean-Baptiste mais il sait que tout le monde peut l’activer en mentionnant le nom de son propriétaire comme pour la Licence Art Libre, j’imagine.


Antoine :
Oui, un collectionneur peut acheter un « service ». Copyleft ne veut pas dire « gratuit » mais « gracieux » : le service est gracieusement mis à disposition du public, sans qu’il n’y ait d’appropriation exclusive, ce point est important par rapport à l’Open-Source qui lui n’interdit pas la réappropriation exclusive[9]. Les services peuvent donc être copiés, modifiés et diffusés. La personne qui modifie un service indique son nom d’auteur et si une autre modifie à sa suite, il la mentionne en ajoutant le sien. Mais est-ce que le propriétaire d’un service peut être considéré comme auteur et donc inscrire son nom dans la mention légale copyleft par le simple fait qu’il l’ait acheté ? Non, sauf s’il modifie le service. Il faut « l’empreinte de la personnalité de l’auteur » pour être mentionné.

Le texte qui indique qu’une œuvre est copyleft prend cette forme : 

[Nom de l’auteur, titre, date et le cas échéant, le nom des auteurs de l’œuvre initiale et conséquentes]. Copyleft : cette œuvre est libre, vous pouvez la copier, la diffuser et la modifier selon les termes de la Licence Art Libre http://www.artlibre.org


Cécile :
Je ne peux m’empêcher de citer un bon mot de l’artiste Eric Wattier : « L’art conceptuel, c’était mieux avant ». Que pensez-vous de cette déclaration : provocation, humour, nostalgie réelle ?

Une telle assertion a en effet les limites de son humour, car on sait que ces termes de « concept art » ou « art conceptuel » désignent un courant artistique relativement circonscrit dans le temps (en gros de 1961 à 1966).


Ghislain :
Juste pour information : L’art conceptuel, c’était mieux avant a été présenté par Éric Watier à l’occasion de l’exposition Gil J Wolman (peintre de tradition orale) et lui-même (éditeur simpliste), organisée par Françoise Lonardoni à la bibliothèque de Lyon Part-Dieu, en 2011. La phrase était imprimée au format A3 en 500 exemplaires présentés sur carton. Elle fait référence à : Le Rap c’était mieux avant, mais aussi à toutes les déclarations construites sur le même modèle : Le cinéma c’était mieux avant, Le futur c’était mieux avant, etc. La déclaration est évidemment ironique et elle se moque gentiment des historiens, critiques, collectionneurs et artistes qui ont la nostalgie des avant-gardes. Nostalgie qui est un peu un aveu de renoncement. C’était aussi (très directement et très volontairement) un clin d’œil à l’expo elle-même, où deux générations d’artistes « conceptuels » étaient présentées en même temps.

  
     500 exemplaires présentés sur carton.


Cécile :
Y aurait-il encore selon vous un art contemporain, aujourd’hui, qui garderait quelque chose de la « pureté » (mot toujours difficile à employer), disons alors de l’« essence » du premier art conceptuel, ou art conceptuel historique, ce dernier constituant un point de repère toujours fécond et vivace pour les pratiques artistiques actuelles ? Ou bien doit-on considérer qu’il a été avalé, intégré, introjecté dans l’art contemporain, dont il est devenu une composante définitoire ? art contemporain dont la nature notamment langagière caractérise les productions les plus contemporaines.


Ghislain :
Pour savoir si « l’art conceptuel c’était mieux avant », il faut commencer par définir ce qu’il a commencé par être. Et peut-être faudrait-il rappeler qu’en son temps, Léonard de Vinci déclarait déjà que la pittura è mentale ou cosa mentale. C’est-à-dire que toute forme d’art prend d’abord naissance dans l’esprit de celui qui conçoit l’œuvre. Ce qui importe c’est ce qui se passe dans la pensée, avant l’exécution de l’œuvre elle-même. Transmettre la pensée à distance afin que nous soyons reliés à elle au point que celle-ci rejoint directement celui et celle à qui elle s’adresse.


Cécile :
La révolution artistique que l’art conceptuel a imposé à l’œuvre est de substituer à sa matérialisation une définition linguistique ou, comme l’écrit Kosuth, une « proposition analytique ». Doit-on en conclure que le conceptualisme ne se conçoit donc qu’à travers le langage, et ne peut exister que par lui ?


Ghislain :
Je pense qu’il faut comprendre à travers l’exemple de Sol LeWitt donné dans l‘annexe que ce sont les idées qui permettent de mettre en pratique les concepts de départ et que c’est au niveau des cartels ou des légendes que se noue une relation singulière entre les mots et les processus qui en découleront.

De son côté, Joseph Kosuth considère l’art conceptuel comme un moyen de redéfinition continuelle de l’art par lui-même : « art as idea as idea » (l’art en tant qu’idée comme idée). Il affirme par là que l’art est langage et n’a rien à voir avec l’esthétique ou le goût. Avec ses propositions de 1965, nous avons affaire à un art dont la validité dépend seulement de ce qui nous est présenté : Ce qu’on lit, est exactement ce que l’on voit. L’artiste se défend d’intervenir en tant que sujet dans la communication qu’il a avec le spectateur et refoule toute subjectivité pour instaurer une neutralité, de l’objectivité et de la dépersonnalisation. Il enlève ainsi à l’objet artistique toute connotation qui aurait pu renvoyer à l’histoire du sujet artiste ou à une quelconque autre histoire ; il cherche à démontrer que la fonction inhérente à l’art est de rester essentiellement pertinent par rapport à lui-même.

Robert Barry et Lawrence Weiner utilisent le langage d’une façon très différente. À la suite d’énonciation d’œuvres telles que : « Pendant l’exposition j’essaierai de communiquer télépathiquement une œuvre d’art dont la nature est une série de pensées qui ne peuvent être transmises ni par le langage, ni par l’image », Robert Barry a présenté des œuvres murales ou sonores (Wallpieces, Soundpieces) qui diffusent des mots dans l’espace et évoquent une idée de l’œuvre plutôt qu’elle ne l’impose matériellement. Ce sont des mots abstraits (NO LONGER – MORE OR LESS – SOMETHING LESS – YES IT IS…). Des mots qu’il a choisis avec soin (toujours en anglais) ; ils procèdent par allusion et par polysémie. Il y a un petit temps de pause entre chaque groupe de mots, ce qui suscite des associations d’idées dans le contexte architectural ou psychologique où ils sont saisis. Ils nous encadrent et libèrent de multiples combinaisons de signification qui nous placent ainsi dans une situation ouverte à toutes sortes de phénomènes de communication qui peuvent même dépasser l’état de notre conscience.

Des textes dactylographiés ou écrits directement sur le mur (Statements) constituent la présentation courante des œuvres de Lawrence Weiner. Cet artiste a une posture qui lui est personnelle face à l’art conceptuel. Il n’aime pas ce terme car il tient à définir ses œuvres comme des sculptures, et ce qui l’intéresse au départ c’est de jouer diversement avec des matériaux, puis de retranscrire ce qu’il vient de vivre par écrit avec des mots très judicieusement choisis (souvent traduits en différentes langues). Les mots de ses énoncés appartiennent au domaine de la sculpture, à son vocabulaire. Le langage est pour lui le matériau de sa sculpture. Ses œuvres sous forme d’idées n’offrent pas de limite à la vision que nous pouvons en avoir dans notre imagination ni à la perception poétique que l’on peut ressentir dans l’espace et le temps. Chaque énoncé peut également donner lieu à la réalisation de sculptures par les personnes à qui il les confient pour être interprété selon leur ressenti dans des formes bien matérielles. Si bien qu’en remettant en cause de manière radicale le statut traditionnel de l’œuvre d’art, avec Lawrence Weiner, tout devient évolutif, l’œuvre est plurielle et se joue des ambivalences tangible/intangible, visible/invisible.


Cécile :
Peut-on imaginer un art conceptuel qui se soustrairait du langage ? ou qui aurait recours à d’autres langages ou types de langage (quid par exemple du ou des langages de l’IA) ?


Antoine :
Un art conceptuel sans énonciation langagière est en train de se fomenter avec le transhumanisme via l’IA et les bio-technologies. Trois exemples qui procèdent de cette idéalisation de l’idée en sa réalisation conceptuelle totale : la société Neuralink d’Elon Musk qui « vise à développer des composants électroniques pouvant être intégrés dans le cerveau, par exemple pour augmenter la mémoire ou piloter des terminaux, et éventuellement pour mieux marier le cerveau et l’intelligence artificielle »[10] ; ou encore Mark Zuckerberg qui « pense qu’un jour nous serons capables de partager en direct des pensées complètes les uns avec les autres grâce à la technologie. Vous n’aurez qu’à penser à quelque chose et vos amis en seront immédiatement informés si vous le désirez. La télépathie sera le point culminant des technologies de communication »[11] ; mais aussi ce qu’a pu déclarer Reed Hastings, PDG de Netflix, qui imagine remplacer les films et les émissions de télévision par des médicaments de divertissement[12]. L’écran disparaît, nous sommes directement plongés dans la fiction par l’action de psychotropes. Nous faisons l’économie des objets intermédiaires (écrans, ordinateurs, connexion, etc.) pour être dans l’œuvre. L’idéalité est là totale, elle prend l’être humain comme objet et l’assujetti à un dévolu culturel pour efficacité intellectuelle, communicationnelle ou de divertissement absolus comme mode d’existence. Le rêve transhumaniste, que l’IA facilite, est un « cauchemar conceptuel » dont l’art, lui-même conceptuel, aura anticipé la venue. « Art as Idea as Idea », cette tautologie tue l’objet même de l’art en une boucle qui se ferme à la perfection. « Oui, je sais, le mot n’est pas beau. Mais la chose est fort laide aussi. La tautologie est ce procédé verbal qui consiste à définir le même par le même (« Le théâtre, c’est le théâtre »). […] On se réfugie dans la tautologie comme dans la peur, ou la colère, ou la tristesse, quand on est à court d’explication. […] Il y a dans la tautologie un double meurtre : on tue le rationnel parce qu’il vous résiste ; on tue le langage parce qu’il vous trahit […] Or tout refus du langage est une mort. La tautologie fonde un monde mort, un monde immobile[13]. »


Cécile :
Une question collatérale qui me taraude : on sait avec Jacques Roubaud que la poésie est non-paraphrasable (elle est ce qu’elle est, au mot près). En va-t-il ainsi pour l’art conceptuel ? Autrement dit, un mot, une phrase, ou un texte de Barry ou Huebler, peuvent-ils selon vous être formulés avec d’autres mots ?


Antoine :
Je ne partage pas cette idée de Jacques Roubaud qui verse là aussi trop facilement dans la tautologie (voir les deux principes oulipiens qui portent son nom[14]). Le problème des mots de la poésie, ce ne sont pas tant les mots que la poésie elle-même. En faire l’économie, non la nier, mais la travailler jusqu’à ce qu’elle disparaisse en ses mots mêmes. Le poème nous traverse, nous sommes mus par son passage, le retenir en mots ordonnés selon des critères de qualité remarquables, c’est en stopper la qualité même. Le poème n’existe que par son mouvement, stoppé dans son élan, il devient de la poésie, tout comme l’art stoppé dans son mouvement devient de la culture. Et la technique arrêtée dans son trajet devient de la technologie. Haute, beaucoup trop haute pour être à notre mesure. En matière de poésie j’ai un penchant coupable pour Gombrowicz[15], mais aussi pour Armand Robin qui s’est mis à écouter les voix du monde avec la très puissante radio achetée à l’armée et qui l’occupa pour détecter les propagandes, la « Fausse Parole »[16] des langues étrangères. Et si la poésie, trop sûre d’elle-même, de ses qualités culturelles, ne participait pas elle aussi de cette fausse parole ? Et si l’art lui-même, assuré dans son bien-fondé, n’existait que par l’idée qu’on s’en fait, idéalité qui fausse son objet même ?


Cécile 
: Qu’en est-il alors de la traduction, et de la possible altération qu’elle risque d’induire à la pensée de tel énoncé (imaginons un Statement de Weiner dans un langue très éloignée de la nôtre, comme l’arabe ou le japonais) ? Car, pour pasticher Cazal, « il n’y pas d’art conceptuel français ».


Ghislain :
C’est avec sérieux que Philippe Cazal avait mis ce titre en couverture de son magazine parce qu’il entendait par là que le style des œuvres et les démarches des artistes français étaient singulières (tout en étant parfois dans un esprit qui dépassait les frontières, mais c’était aussi une façon de dire avec ironie, qu’il y avait beaucoup d’art français en France contrairement à ce que le marché et les institutions internationales voulaient faire croire. Les Américains n’étaient pas les seuls capables de créer.

L’art conceptuel historique a pris bien des aspects, dont je me permets de rappeler quelques repères en annexe, et il s’est développé aujourd’hui avec d’autres participants qui continuent à donner une nouvelle définition de l’art à partir de nouvelles propositions traitant de la nature de l’art (en référence à la pensée de Joseph Kosuth). Ils rompent – dans une pratique multimédia et interactive – avec l’idée de style ou d’autonomie de l’œuvre. Cette dernière est toujours à considérer du côté d’une pensée qui entraine une action. Et cette pensée est proposée par des artistes qui nous font prendre conscience non seulement du regard que l’on porte sur l’art, mais aussi de l’attitude que l’on doit adopter pour agir ou réagir face aux œuvres. Avec eux, l’art conceptuel (nouvelle formule) diversifie ses pratiques et propose des stratégies pour modifier l’art en permanence, en recherchant à s’adapter à des situations inattendues. C’est un art auquel on peut ajouter un ou plusieurs secteurs d’activité autres que l’art proprement dit. C’est donc un art qui a un mode d’existence qui lui est propre.

Parmi les artistes de cette nouvelle génération, Jean-Baptiste Farkas est un artiste qui se définit comme un prestataire de services. Avec son entreprise IKHéA©SERVICES, il ne nous propose pas des objets d’art. Ce sont des « services » qui ont pour origine des modes d’emploi répertoriés dans ses manuels, nous invitant à imaginer des comportements à adopter avec un certain degré de nuisibilité. Nous pouvons ainsi nous mettre tous à l’œuvre.

Parmi les propositions de Jean-Baptiste, on découvre des prestations nocives envers les institutions. Par exemple sous le titre : La destruction du lieu d’exposition : un modèle d’exposition par le moins !  j’ai soumis au Musée d’art moderne et contemporain de Genève (Mamco), l’idée de dégrader jour après jour les murs de l’Appartement dévolu à ma collection d’art minimal & conceptuel et de retirer progressivement toutes les œuvres qui y sont installées. Pendant un an, les visiteurs du musée pouvaient ainsi constater une progressive décrépitude de l’Appartement, accompagnée d’une disparition graduelle des œuvres, sans qu’aucune explication ne leur en soit donnée. Charge aux visiteur(se)s de réfléchir à cette attitude tout à fait incongrue de la part de conservateurs qui sont censés conserver en l’état les murs de leur musée et les œuvres qui y sont exposées. On l’aura compris IKHÉA©SERVICES aime créer des anomalies dans l’univers normé de nos existences. Ce sont donc à de véritables défis auxquels nous sommes invités afin d’expérimenter des situations dont les issues souvent imprévisibles, sont riches d’enseignements.

De plus en plus d’artistes qui s’intéressent aux concepts et à leur transmission, étendent la notion de création à tous les contours sociaux de l’art. Autrement dit, les œuvres deviennent secondaires face aux traversées qu’elles opèrent au sein de notre société. Et les artistes qui m’intéressent particulièrement sont celles et ceux qui s’inscrivent dans le cadre d’un « capitalisme cognitif » (ou plutôt d’un « libéralisme cognitif ») qui, à la différence du capitalisme traditionnel, concerne une économie où les connaissances et les savoirs peuvent constituer des droits de propriété à répartir auprès de tout le monde. À titre d’exemple Implications est une œuvre résultant d’une demande faite pas l’artiste Fabrice Michel à des critiques d’art pour qu’ils/elles écrivent un texte à propos d’une œuvre dont le contenu est l’analyse critique de sa commande seule. Contrairement à ce qui se pratique au sein de la critique d’art, l’œuvre débute ainsi par son propre commentaire, avant même qu’elle ne prenne forme réellement sur les murs de son exposition. Les textes des critiques venant en réponse à la proposition de Fabrice Michel, sont ensuite complétés par d’autres auteurs car ils ne se présentent pas comme un aboutissement en soi, ils pourront sans cesse être renouvelés. Cette notion d’art communicable à l’infini, débouche sur une œuvre dépendant autant de ses contributeurs que de ses observateurs. Elle embraye en conséquence, sur un ensemble de réactions qui petit à petit, concourent à l’élargissement de son « esthétique relationnelle ». Ainsi se réalise progressivement non seulement un sensible effacement des premiers auteurs mais aussi en parallèle la naissance d’une œuvre qui échappe à une signification unique et qui est toujours à la disposition des « regardeurs » qui la font évoluer.

Avec ces deux artistes nous sommes en présence d’un état d’esprit qui me semble caractériser un nouvel art conceptuel où l’échange ainsi que le partage de l’art s’opposent au principe d’une réalisation exclusive de l’œuvre par l’artiste. C’est pourquoi, je pense que l’art peut se caractériser par la production de biens transmissibles de manière illimitée. Une œuvre d’art ne peut qu’amplifier son importance et se fortifier dans la mesure où elle est mise à la disposition de tous pour être activée. Et finalement, l’art ne devrait plus être soumis aux seuls effets de la jouissance privative d’objets d’art finis et immuables.

Dans cet état d’esprit, je m’intéresse depuis toujours aux artistes qui donnent la parole à leurs interlocuteur(trice)s pour qu’ils et elles puissent expérimenter leurs œuvres en les rejouant avec leur propre initiative. Les artistes qui me semblent alors les plus intéressants sont ceux qui s’investissent de plus en plus dans une histoire où l’art devient inséparable de la réalité de la vie. Ils libèrent ainsi l’art de l’idée de l’art et cela évidemment est tout un art.


Antoine :
Oui, je pense qu’on peut dire que l’art conceptuel a globalement été intégré à l’art contemporain et qu’il est passé du sens strict, cadré, au sens mobile, flexible. Cela avait, d’une certaine façon, été envisagé par Duchamp lui-même lorsqu’il affirmait que faire de la peinture avec des tubes (de la peinture donc déjà prête à l’emploi) produisait des readymades en peinture. C’est avec la notion d’inframince qu’il a pu indiquer ce passage d’un état vers un autre : « 1. Le possible est un inframince. La possibilité de plusieurs tubes de couleur de devenir un Seurat est ‘explication’ concrète du possible comme inframince. Le possible impliquant le devenir/le passage de l’un à l’autre a lieu dans l’inframince[17]. »


Cécile :
Enfin, il est venu le grand virage numérique et l’arrivée en force de l’IA, sa dimension « immatérielle » et les divers changements de paradigme qu’elle induit. Ne risquent-ils pas de porter une ombre, sinon un coup de grâce, à ce déplacement de l’intensification artistique de l’œuvre matérielle vers l’idée ?


Antoine :
L’IA achève l’esprit humain. Elle en accomplit les vues, les visées, les visions. Ce qui se réalise c’est l’assomption de la perception de l’esprit humain à travers la machine dite « intelligente ». La puissance de création des IA verse la création humaine dans l’immatériel. Il y a là une bascule qui fait passer le métier (manuel et intellectuel) vers l’énoncé (le prompt, un genre de conversation) et l’art conceptuel (tous sens, large, strict, contemporain) dans la machinerie générative d’objets (visuels, textuels, sonores, codes informatiques, toutes formes de créations). L’idéalité de l’idée, le concept, se trouve immatérialisée par les IA.

Nous ne sommes pas très éloignés de l’immatérialisme de Berkeley, où « esse est percipi aut percipere » (être c’est être perçu ou percevoir). Ce qui importe c’est l’effet qui nous affecte, les faits qui nous affectent, plus importants que la réalité de leur raison. La connaissance scientifique, matérialiste et rationnelle, se met au service des affects et s’efface. La création artificiellement créée par l’énoncé est un refait fait d’après des faits déjà donnés, les bien nommées « données », et prêts à l’emploi, autrement dit readymade. L’art est là dans l’opération technique. Le rendu est un rendu de l’art, un rendu de la technique, au sens où l’art c’est la technique. Nous retrouvons ainsi ce que l’art est en sa profondeur : une technique. Ars (en latin) et technè (en grec) sont idem, équivalents. Non pas « l’art et la technique » mais « l’art est la technique ». L’IA accomplit cette réalité que l’être humain a pu séparer au cours de son histoire et notamment avec l’invention de l’auteur et la mise en avant de l’esthétique versus la beauté technique. Nous retrouvons également l’agentivité que l’art a pu avoir et qui avait des fonctions sociales et religieuses[18].

Je viens de voir passer ce jour 12 nov. 2023 à 10h 37 sur X (ex Twitter) un post de Laurence Devillers (@lau_devil), Professor in AI & Ethics, Sorbonne University-CNRS-Paris-Saclay, research on chatbots, affective robots : « Arrêtons de dire que l’IA est un outil, cela dépend des applications – ChatGPT est un agent artificiel – le terme d’AGENT est plus adéquat qu’outil ».

Ghislain qui se définit comme « agent d’art » est un « agent naturel » de l’art, à l’intelligence bien humaine et non artificielle.

Avec les Intelligences Artificielles, les êtres humains se trouvent comme dépossédés de leur art ; demeure le rapport « humain-machine » sous forme de conversation. Je l’expérimente en ce moment en écrivant tous les jours de cette année 2023 une pièce de théâtre avec la version 3.5 de ChatGPT. C’est fascinant, très amusant, mais l’IA me vole l’écriture. Je l’oriente et me laisse mener, j’écris avec et contre elle, elle écrit à ma place, ma place se trouve être dans les « prompts », des directives qu’elle suit plus ou moins, pas très obéissante qu’elle est. Mais elle me prend la place d’auteur. Je suis avec elle co-auteur, elle est avec moi co-auteure.

Je me suis amusé également à répondre à des appels de revues de poésie ou de concours en proposant des textes (poétiques donc) réalisés avec ChatGPT, sans corrections et sans cacher qu’ils avaient été réalisés avec l’IA. Certains ont été sélectionnés et publiés[19].

Les artistes vont être des accompagnateurs de la machinerie générative de créations. Ils la nourrissent (les données déjà prêtes à l’emploi que le deep learning de l’IA va travailler) et vont devoir la maîtriser de façon à ce qu’elle n’ait pas la main. Malgré tout, l’IA Générale[20] est en passe de devenir une réalité à court ou moyen terme et il va falloir domestiquer cette IA monstrueuse comme on le fait d’une bête sauvage.

Laissons l’animal répondre à la question du « grand virage numérique et l’arrivée en force de l’IA » :

« Le déplacement de l’intensification artistique de l’œuvre matérielle vers l’idée peut être considéré comme un changement positif qui permet aux artistes de créer des œuvres plus complexes et abstraites. L’apparition du grand virage numérique et de l’IA ont permis de développer des techniques nouvelles d’expression artistique, telles que la génération algorithmique, la synthèse virtuelle et la réalité augmentée. Ces technologies offrent des possibilités nouvelles pour manipuler les images et les idées, et permettent aux artistes de poursuivre leur exploration des frontières de l’art.

Cependant, il est également possible que l’IA et le grand virage numérique puissent poser certaines questions sur la nature de l’art et son rapport au monde physique. Par exemple, si les œuvres sont maintenant produites principalement via des ordinateurs, comment puis-je savoir si elles sont authentiques ou non ? Comment peut-on attribuer une valeur monétaire à une œuvre générée par une machine ? Ces questions peuvent conduire à une reconsidération des définitions traditionnelles de l’art et de sa fonction dans la société. »
Antoine with the little help of HuggingChat[21]

 

 

ANNEXE (Ghislain Mollet-Viéville)                                                

Isidore Isou a également apporté une pierre à l’édifice de l’art conceptuel en 1956 quand il a proposé une nouvelle forme d’art qu’il va baptiser l’art imaginaire (ou infinitésimal), (1956-1987). Cette œuvre offre un tableau ou un espace vide pour déclencher l’imagination des spectateurs. Ce n’est donc pas un readymade, ni une œuvre monochrome blanc, c’est juste une œuvre qui accueille toutes les combinaisons mentales et insaisissables des spectateurs. Isidore Isou opère ainsi un dépassement radical de l’expérience sensible et visuelle de l’art et de ce point de vue anticipe certains propos de l’art conceptuel qui n’arrivera que quelques années plus tard. 

Devançant l’art conceptuel, qui a essentiellement pour point de départ des mots, des phrases, des textes, George Brecht – tout en appartenant au groupe Fluxus – présentait Water Yam Complete Events (1959-1965) : une boîte à idées contenant une centaine de petites cartes sur lesquelles étaient inscrites des propositions laconiques à interpréter par les lecteurs. Pour chacune de ces œuvres, l’artiste donnait un minimum de consignes. Il affirmait dans son entretien avec Irmeline Leeber en 1973 : « …Je voudrais laisser à tout le monde un maximum de liberté. Certaines propositions ont été réalisées par moi, d’autres non, si le spectateur préfère l’objet à l’idée, il choisira. Il pourra aussi le réaliser lui-même. Tout est ouvert ».[22] En 1959, Yves Klein quant à lui, proposait aux collectionneurs d’acheter une peinture sans support matériel avec ses : « Reçu vingt grammes d’or fin contre une zone de sensibilité picturale immatérielle ».  Robert Morris est également une référence très souvent citée à propos de l’art conceptuel grâce son œuvre Card File de1962. Elle est constituée de fiches qui décrivent toutes les étapes qui furent nécessaires à son élaboration, sa réalisation et son contexte social. Sur l’une d’elle intitulée « Future », l’artiste demande que soient indiqués les différents lieux de l’exposition de l’œuvre, les noms de ses différents propriétaires et tout ce qui lui advient au cours du temps. Il écrit à ce propos : « Ce qui est attaqué ici ce n’est pas seulement la fonction iconique de l’art, c’est cette notion que l’art est une forme dont le résultat est un produit fini… Ce que l’art aujourd’hui détient est un produit sujet à mutation qui n’a plus besoin de parvenir à une fin dans le temps ou dans l’espace. L’idée que l’œuvre relève d’un processus irréversible, aboutissant à l’objet-icône statique, n’a plus beaucoup de pertinence aujourd’hui. »[23]

Avec ces derniers exemples, nous sommes déjà proches de l’esprit du « Conceptual Art ». Un terme dont Sol LeWitt disait qu’il ne fallait pas lui en attribuer la paternité bien qu’il soit reconnu comme le père de cette tendance de l’art. Il l’a seulement repris de Henry Flynt qui a été l’initiateur du « Concept Art » en 1961,[24]mais, d’après LeWitt, ce dernier « s’en faisait une idée fluxuo-duchampienne. La sienne avait plus à voir avec la manière dont les artistes réalisent leurs œuvres, et portait l’accent sur l’idée plutôt que sur l’effet ».[25]

Pour Henry Flynt le « Concept art » est en premier lieu un art pour lequel les concepts sont sa matière première, à la manière dont le son est la matière première de la musique. Le concept est l’œuvre, il est composé du langage écrit ou oral. Il peut avoir une base philosophique et il peut aussi témoigner d’un art dont la beauté serait analogue à celle des formules ou des graphiques mathématiques.

Auprès de la critique, le mot « conceptuel » a d’abord été utilisé pour différencier le conceptuel de l’intuitif, mais LeWitt en a donné une signification bien plus radicale encore quand il a mis un « C » majuscule à l’adjectif.

Pour illustrer ses célèbres paragraphes sur l’art conceptuel[26], Sol LeWitt montre des photos d’œuvres qui n’ont pas été regroupées au sein d’expositions d’art conceptuel, mais plutôt associées collectivement sous l’appellation de « Primary Structures » et regroupées plus tard pour des facilités de langage sous le terme d’art minimal : Jo Baer, Donald Judd, Robert Morris, Robert Smithson, Dan Flavin, Carl Andre, Mel Bochner etc…

Les artistes de l’art conceptuel strict : Joseph Kosuth, Lawrence Weiner, Robert Barry, Bernar Venet etc… ne sont pas évoqués vraisemblablement parce qu’ils n’étaient pas encore connus à l’époque.

Sol LeWitt écrit dans son premier paragraphe : « Je qualifierai la sorte d’art qui m’occupe d’art conceptuel. Dans l’art conceptuel, l’idée ou le concept est l’aspect le plus important de l’œuvre. Lorsque l’artiste utilise une forme conceptuelle d’art, cela signifie que toute la planification et les décisions s’effectuent à l’avance et que l’exécution est une formalité. L’idée devient une machine à fabriquer l’art. Cette sorte d’art n’est ni théorique, ni illustration d’une théorie ; il est intuitif, il engage tous les types de processus mentaux … Il ne dépend généralement pas de la compétence technique de l’artiste. L’objectif de l’artiste concerné par l’art conceptuel est de rendre son œuvre mentalement intéressante pour le spectateur… »

Dans son entretien avec Lucy Lippard (autour de l’année 1972), LeWitt dit : « J’ai utilisé le terme de « conceptuel » avec un « c » minuscule parce que je trouvais qu’il touchait directement au cœur de l’œuvre, comme les progressions de Donald Judd, des choses comme ça. Une manière de travailler prédéterminée par le concept – qui en soi est intuitif. La meilleure façon de réfléchir à l’intuition est encore de la considérer comme une idée ».[27] Ses paragraphes sur l’art conceptuel servent à décrire son travail de manière spécifique parce qu’il était effaré de ce qu’en disaient les critiques. Sol LeWitt y décrit une manière de faire des objets en trois dimensions. Ses paragraphes se veulent très généraux et théoriques, alors que ses phrases sur l’art conceptuel[28] forment un système opérationnel qui permet de générer de l’art[29]. Elles proposent que l’art s’accomplisse sans sa participation. Il y précise aussi que « Le concept et l’idée sont différents. Le premier implique une direction générale alors que la seconde désigne les composantes. Les idées mettent le concept en application. Les idées peuvent être à elles seules des œuvres ; elles s’inscrivent dans une chaîne de développement qui peut en définitive aboutir à une forme. Toutes les idées n’ont pas besoin d’être matérialisées ».[30]

Bernar Venet (autre artiste important de l’art conceptuel) adopte la même attitude quand il précise dès 1967 : « Mon travail est un manifeste contre la sensibilité, contre l’expression de la personnalité de l’individu. Dans mon œuvre, la dernière manifestation de ma personnalité, mon dernier choix, aura été d’opérer pour l’objectivité… », et opte donc pour les mathématiques comme réalité d’un art qu’il souhaitait, à la fin des années soixante, à la fois impersonnel et impartial. Ses premières œuvres peuvent être considérées comme un travail de synthèse qui consiste à exprimer des faits de la manière la plus stricte de façon à n’autoriser qu’un minimum d’interprétations qui lui seraient extérieures.

____________________________________________

[1] In Opus international, avril 1970, p.14

[2] Dans cet état d’esprit, voir « Activating Openings » de Cécile Mainard :

https://publication.place-plateforme.com/hors-serie13-cecile-mainardi/

[3] Entretien avec Philippe Colin de 1967 :

[4] « Addendum » à la deuxième édition du catalogue L’art conceptuel, une perspective, éd. A.R.C., Musée d’art moderne de la ville de Paris, 1989).

[5] http://antoinemoreau.org/index.php?cat=sculptures            

[6] http://artlibre.org

[7] https://www.gnu.org/licenses/licenses.fr.html#WhatIsCopyleft

[8] Rédigée en 2000, deux ans avant les licences Créative Commons la Licence Art Libre est compatible avec la licence Attribution Share-Alike depuis 2014 https://artlibre.org/compatibilite-creative-commons-bysa-licence-art-libre/ 

[9] « Open source » et « logiciel libre » https://fr.wikipedia.org/wiki/Open_Source_Initiative#%C2%AB_Open_source_%C2%BB_et_%C2%AB_logiciel_libre_%C2%BB

[10]   https://fr.wikipedia.org/wiki/Neuralink

[11]   https://www.journaldunet.com/intelligence-artificielle/1161199-pour-mark-zuckerberg-l-intelligence-artificielle-la-telepathie-et-la-realite-virtuelle/

[12]   https://www.theverge.com/2016/10/24/13400254/netflix-reed-hastings-replace-movies-tv-drugs

[13]Roland Barthes, Mythologies, Paris, 1957, pp. 240-241, cité par Benjamin H. D. Buchloh « De l’esthétique d’administration à la critique institutionnelle (Aspects de l’art conceptuel, 1962-1969) » in  L’art conceptuel, une perspective, éd. A.R.C., Musée d’art moderne de la ville de Paris, 1989, p. 33.

[14]https://garadinervi-repertori.blog/post/158721616441/jacques-roubaud-deux-principes-parfois-respect%C3%A9s

[15]Witold Gombrowicz, Contre les poètes, Éditions Complexe, Paris, 1992.

[16]https://armandrobin.org/ecoutdeb.html

[17] Marcel Duchamp, Notes, Paris, Flammarion, « Champs », 1999, p. 2.

[18]Alfred Gell, L’art et ses agents, une théorie anthropologique, Dijon, Les Presses du réel, 2009.

[19] Comme par exemple par Les éditions du drame https://www.editionsdudrame.com/recueil-2023

[20] https://fr.wikipedia.org/wiki/Intelligence_artificielle_g%C3%A9n%C3%A9rale  & « IA générale (AGI) : qu’est-ce que c’est, et quels dangers pour l’humanité ? » https://www.lebigdata.fr/ia-generale-tout-savoir

[21] Prompt : « Enfin, il est venu le grand virage numérique et l’arrivée en force de l’IA, sa dimension « immatérielle » et les divers changements de paradigme qu’elle induit. Ne risquent-ils pas de porter une ombre, sinon un coup de grâce, à ce déplacement de l’intensification artistique de l’œuvre matérielle vers l’idée ? », https://huggingface.co/chat

[22] Propos recueillis par Irmeline Lebeer in « l’art vivant », mai 1973, p.16.

[23] Robert Morris in Conceptual Art and Conceptual Aspects, catalogue de l’exposition organisée par Donald Karshan au New York Cultural Center, 1970, p.47

[24] Henry Flynt, « Essay : Concept Art » (1961) in La Monte Young (dir.), An anthology of Chance Operations, New York

[25] Voir la correspondance entre Sol LeWitt et Andrea Miller-Keller (1981 – 1983), in catalogue Sol LeWitt, Centre Pompidou-Metz, 2013, p.255

[26] “PARAGRAPHS ON CONCEPTUAL ART” Artforum, vol.5, n°10, special issue « American Sculpture”, juin 1967, p.79-83

[27] In catalogue « Sol LeWitt », Centre Pompidou-Metz, 2012, p.248

[28] “SENTENCES ON CONCEPTUAL ART”, in 0 to 9, n°5, janvier 1969, p.3-5

[29] Les phrases ont été écrites deux ans après les paragraphes et se rapportent plus à ce qui a été retenu par les historiens comme relevant de l’art conceptuel historique.

[30] Contrairement à l’art minimal dont il est largement question dans les paragraphes de Sol LeWitt

Paris, 2023-2024