#7 – Janvier / January 2025

Cécile Mainard

Auto-portrait en fontaine

« The true artist is an amazing luminous fountain. »

Bruce Nauman

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Me revoici dans les jardins de la Villa, un an après avoir embrassé toutes les statues, toutes, toutes, toutes, toutes. À nouveau seule, et cette fois un pack de lait Coop parzialmente scremato à la main. Lasse des baisers que je leur donnais, je leur crache maintenant du lait au visage. La douceur opaque du lait, qui n’a pas le temps de se diluer dans la salive de ma bouche, ne perd rien en blancheur ni en fluidité. Elle est égale à celle de l’eau. Fontaine.

Surtout elle atténue en partie l’aspect agressif du crachat, et l’apparente plus à une éclaboussure, à un jet souple de liquide dirigé depuis la bouche. La pression en effet au niveau de mes lèvres me permet de faire gicler le lait dans une direction assez précise, et souvent en flux quasi continu.

Me serais-je alors transformée en statue, en l’une de ces statues qui agrémentent les fontaines baroques et qui giclent l’eau par les seins ? Naïades. Tritons. Sirènes. Ne faisant pas dans mon cas jaillir l’eau de mes seins, mais plutôt le lait de ma bouche. Activant secrètement je ne sais quelle figure de style, pas bien encore déterminée à ce stade du texte, mais dont j’ai pourtant l’impression qu’elle coule dans mes veines. Parasthésie linguistique. Hypallage.

Me sachant peut-être devenue figure donc, plus que statue. Statues de figures. Figures de statues. Avoir le langage dans le corps, dans le sang, le style et ses figures qui vous coulent dans les veines, voilà l’affaire du poète qui décide de ne plus écrire de poèmes, mais dont tout l’être, comme ébranlé par cette extravagante décision, se ressent.

-2-

Mes deux autres crachats historiques, ceux que j’avais faits si j’ose dire dans la vraie vie, n’étaient certes pas des performances, mais en un sens s’y apparentaient. Leur vitesse de surgissement, la capacité qu’ils avaient eu à me propulser dans une certaine forme ou attitude de vie le démontraient sans conteste. Existe-t-il des gens qui n’ont jamais craché de leur vie à la gueule de personne ? J’imagine que oui, peut-être plus encore qu’on imagine. Ça demande courage, sans froid et exactitude, ça n’est pas donné à tout le monde. Le méchant n’est du reste souvent pas du côté qu’on croit, contrairement à la plupart des autres manifestations de violence, voire des crimes, et n’était l’innocence profonde qui avait les deux fois guidé mon geste, et l’extrême douceur dont il procédait, j’aurais presque quelque gêne à vous relater celui-ci.

Ainsi cet épisode avec un amoureux-ambulancier de Nice qui s’était rembruni au prétexte ridicule d’un jet de bière, et qui avait disparu au détour d’un chemin du Mont-Boron. Mon geste n’était pourtant guère plus violent que celui du lait lancé aux visages de pierre, sûrement moins quand j’y repense que ses atermoiements à coucher avec moi par phobie du sida (il avait peur de la mort, il avait peur de la vie. On a beau être joli, on n’en est pas moins peureux, avais-je bêtement conclu, ne voyant pas comment les deux choses pouvaient aller ensemble, beauté et couardise, et pour le moins désappointée devant son manque patent d’élan vital), et la bière que je lui recrachais aussitôt au visage parce qu’il venait de me l’interdire, menace de rupture à la clé —interdiction qui commandait chez moi son immédiate transgression—, ce jet de mousse, disais-je, bien peu représentatif de ma volonté de cracher réellement. Fantasia. Fantasio.

Il avait en effet menacé de me plaquer si je recommençais. —« Tu fais pas ça une deuxième fois, compris ? » En amour, pas de chantage, on est d’accord. (Je lui avais, craché, il est vrai, un bol de mousse une seconde plus tôt, mais par jeu, par connivence, par soif d’intimité, par volonté de pactiser, essentiellement pour tester le degré de complicité possible entre nous), mais ma bouche était à nouveau pleine de bière lorsqu’il m’intimait cette menace, et je ne pouvais retenir le liquide. Je le voyais sortir tout seul de ma bouche à la vitesse de quoi ? du temps lui-même, d’un temps zéro, du ralenti-séquence où l’on se demande comment les choses vont finir, et s’il n’est pas déjà trop tard ?

Hélas mon joli Narcisse, puisqu’il me plaît à l’appeler ainsi, ne goûtait pas cet humour, ni la prestance de ma riposte. Son dépit face à ma rebuffade ne présageait rien de bon. Il semblait révoquer chez lui tout sens du jeu —ce jeu que l’amour même rend possible, et dont tout entier il s’en entretient. « Anne par jeu me jeta de la neige, mais c’était feu, expérience en ai-je ». Que ne souvenait-il des vers de Clément Marot, que n’avait-il compris la douceur de mon badinage, mon bel agent (agent, l’inverse phonétique d’ange), mon bel ange hospitalier tout épris de bonne santé ! Son esprit de sérieux était inversement proportionnel à mon espièglerie, sa rigidité aux antipodes de mon goût du fantasque, et c’était comme qui dirait peine perdue. Ce deuxième crachat tout plein de panache, si éperdument réactif, si épris de liberté, si avide d’émancipation, et à travers lequel c’est la vérité de ma désobéissance que je lui crachais au visage (ne dit-on pas de la vérité qu’on la crache ?)— fit mourir notre idylle dans l’œuf.

Si j’ai oublié le prénom de ce garçon, qui me plantait bel et bien là en enfourchant son vélo, je revois la jeune garçonne que j’étais moi-même, courir après lui sur plusieurs centaines de mètres, jusqu’à essoufflement, canette de bière à la main, ne sachant pas entre deux reprises de souffle si je devais rire, pleurer ou pas plutôt la boire enfin cette satanée bière.

 

-3-

Mais revenons aux carrés de jardins quadrifrons de la Villa, et à leurs têtes de pierre « enfontainées », distribuées en chacun de leurs angles. Ne déclinais-je pas, sans me la rappeler sur le coup ou la découvrant plus tard, cette œuvre de l’artiste Bruce Nauman intitulée « Self-portrait as a fountain » (en français « Auto-portrait en fontaine »), à ce détail près toutefois que je ne crachais pas dans le vide, comme on le voit faire à l’artiste (torse nu, bras levé et paumes ouvertes, lançant un arc d’eau de ses lèvres à l’imitation des statues nues qui surplombent les fontaines), mais faisais moi que l’arc de lait qui fusait de mes lèvres aille toucher l’une de ces faces de pierre érodées.

« Self-portrait as a Fountain », pourrais-je lui reprendre comme titre pour mon action, en commune référence à « Fountain » de Duchamp. Car, crachant directement ce « blanc porcelaine » irréprochable du lait —le lait, du blanc liquide—, ou ce « blanc céramique », c’est encore à l’inventeur de l’urinoir que je dédiais cette blancheur, à lui que je faisais directement allégeance, comme à sa déroutante machine à renverser les définitions de l’art et celles des artistes avec.

Ce faisant, je partageais aussi avec l’artiste américain cette idée de devenir œuvre moi-même. En l’occurrence, celle, de ne plus faire qu’une avec une autre, d’œuvre, se tînt-elle à moins d’un mètre de moi, a fortiori pour cela. Accomplir ce devenir-œuvre comme qui dirait à sa barbe, non sans un sens avéré de la bravade, voire de la provocation. Plus encore, comme si quelque chose de l’ordre d’une rivalité de rang se tramait entre elle et moi, qui nous tenait mutuellement en respect.

Mais alors, m’étais-je en quelque sorte dédoublée, m’étais-je scindée en deux, étais-je devenue deux tout en restant une, sujet et objet à la fois, capable de m’objectiver, et presque comme s’il y avait en moi quelque chose qui échappât aux propriétés de la matière, quelque chose d’immatériel, permettant cette dissociation. Dématérialisation, immatérialisation qui, si l’on y songe, a paradoxalement lieu au moment où c’est au maximum de la matière, soit au plus dur, au plus inaltérable de celle-ci que je m’avère confrontée : la pierre.

Cette figure du double me regardait-elle, ou cédais-je à l’illusion de son regard en ricochet du mien ? Oui, hallucinais-je une figure dédoublée qui pût me voir, et enfin « me voir voir » ?

Car quel public en l’occurrence est ici présent ? Quels spectateurs assistent à cette « mainardise » ? Aurait-elle eu lieu devant un parterre d’invités, l’aurait-on programmée le soir du vernissage de l’exposition, qu’on l’eût sans nul doute appelée « performance ». Mais Personne. Nulle assistance en dehors de ces statues, muettes plus qu’aveugles, dont les regards ne renvoient qu’à du silence, les silences qu’à des regards, par saccades—stroboscopiques lecteurs— et dont l’illusion perceptive qu’elles donnent de corps réellement présents empêche de se sentir absolument in-vue.

Frappées de cécité (ce mot de cécité d’où provient mon prénom Cécile), ont-elles en vérité quelque faculté de voir, ces pierres exo-statiques, et de savoir que ce qui se passe ici n’a pas lieu dans le temps ? Elles devant qui je passe, et souris d’un sourire à la douceur sans origine, venu de je ne sais où, détaché de l’ordre des choses et du temps, et comme si j’étais moi-même l’objet de leur lecture, le limpide passage lu ?

« Self-portrait as a fountain » donc, encore qu’il y aurait plus de justesse peut-être à renverser le titre de Bruce Nauman en « Fountain as a self-portrait » pour obtenir ce plus suggestif contre-titre .

Renverser les termes oui, comme Duchamp renversa l’urinoir, pour se rapprocher du rayon de vérité invisible diffracté au cœur de cette scène étrange, dire quelque chose de son l’irréalité fondamentale.

Je ne sais pas et n’en dirai pas plus. Je m’en tiendrai à ce que produit de merveilleusement inédit le basculement d’une langue dans une autre. Et je laisserai le mystère de cette action, tout en crachements de lait, infuser dans la traduction française de son titre, somme toute équivalente en clarté à son original américain : « Fontaine en auto-portrait ».

FIN

 

 

 

 

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NB : Ce texte est Extrait du Degré ÉROS, une œuvre en seize ekphrasis.