#7 – Janvier / January 2025
Alexandre Curlet
STÉPHANE BOUQUET : ENTRETIEN
[transcription]
« …la première fois je me demande si… ça n’est pas apparu lorsqu’au début j’écrivais despoèmes… qui contenaient des éléments de langue étrangère… »
Alexandre Curlet : Pourriez-vous me parler d’une première expérience où vous auriez rencontré la question de la dimension orale du texte ? La première fois où ça vous serait apparu ? Et pas forcément comme un problème, mais au moins quelque chose à penser, invitant à être pensé.
Stéphane Bouquet : Je me demande si ça n’est pas apparu quand j’écrivais des poèmes qui contenaient des éléments de langues étrangères, et en particulier d’anglais. Maintenant j’ai complètement arrêté, car à un moment je me suis aperçu que j’étais incapable de les oraliser. Pas seulement parce que j’avais un accent moyen, mais plutôt parce que je n’arrivais pas à être sensible à la longueur des voyelles. Par exemple dans Nos Amériques, ou Un monde existe, je me suis rendu compte que j’étais incapable de définir la qualité sonore des poèmes. Ça a dû être la première fois où je me suis confronté à cette question, parce que j’ai plutôt commencé avec une espèce de désir d’amuïssement de la poésie — mon premier livre est à peine poétique. C’était ça qui m’intéressait, de travailler dans l’espace liminaire de la poésie, où il n’y a pas encore ces questions d’oralité, de présence massive de la voix… tout ça est arrivé plus tard.
Je me suis donc posé ces questions : qu’est-ce que c’est qu’oraliser un poème et en quoi un poème peut avoir une existence vocale, et est-ce que c’est important ou non, cette existence sonore ? Au début, c’était pour moi quelque chose qui avait à voir avec le murmure, et pas forcément fait pour être véritablement dit • A : Comme Dans l’année de cet âge ? • S : Oui • A : J’avais noté une phrase qui y figure, au début des proses afférentes, à la fin du livre. Vous écrivez les phrases sont venues en vers, des vers de ce temps — vous parlez de vos propres vers, et de ce temps, c’est-à-dire presque des phrases ? • S : Oui, presque de la prose coupée, mais pas complètement non plus, ça reste du vers. C’est comme si j’entrais dans la poésie avec une recherche première qui était plutôt de l’ordre de la matité • A : Et aussi beaucoup de correspondance avec le réel • S : Voilà, c’était ça qui m’importait, cette correspondance-là, qui n’était pas d’abord sonore. Je tendais vraiment vers son effacement, et aussi parce que j’avais pas mal de réticences avec l’idée que la poésie était un objet sonore. J’ai un peu changé d’avis maintenant, mais à cette époque, ce qui m’intéressait, c’était d’en faire un objet textuel ayant une existence sur la page, et pas forcément au-dehors. J’étais assez réticent à la poésie sonore, parce que le poème était un objet littéraire au sens le plus primaire, c’est-à-dire quelque chose qui s’écrase sur la page • A : Silencieux • S : Oui, le poème avait un rapport avec une expérience du silence, c’était une époque où j’écrivais beaucoup autour des questions de cloître, de silence, de méditation… bref des choses un peu zen • A : Ces poèmes s’inscrivent un peu dans une idée d’haïku, une sorte d’haïku étendu, plus ouvert • S : Exactement, et la question qui se posait à moi c’était non pas de produire du bruit, mais de se demander comment on fait faire silence à la langue. Dans cette idée-là, il me semble — il faudrait le vérifier — que j’avais tendance à privilégier des liquides ou des sifflantes, c’est-à-dire des consonnes qui ne font pas obstacle, prises dans un flux… c’était une des techniques de production du silence. Mais au fond, et si là j’y reviens, le repense, c’est bien sûr une expérience sonore, même si ça l’est a contrario et en négatif.
A : Vous dites ‘silence’, et parlez du négatif. Pourtant tout ça n’est pas non plus un geste de poésie blanche • S : Non, ça n’en est pas pour deux raisons. D’abord parce que la poésie blanche a tendance à penser que l’objet final du poème c’est le langage, la production d’un objet linguistique qui pourrait presque fonctionner tout seul, alors que chez moi il y a trop d’infractions ou d’effractions du réel pour que ça soit de la poésie blanche. Aussi, ça n’en est pas car je pense qu’elle n’a pas forcément de visée méditative, mais je peux me tromper • A : peut-être philosophique ? Enfin, s’y essayant • S : Oui, mais pas méditative au sens d’une sorte de pacification du rapport au monde. Dès le départ, je me suis vraiment inscrit en faux contre l’idée que la poésie avait rapport uniquement avec le langage. J’ai même pu penser, quand j’étais un peu jeune et peut-être animé d’un désir de provocation, que la poésie n’avait aucun rapport avec le langage. Je ne pense évidemment plus ça mais pour moi la pierre de touche — une direction que j’ai continué, sous différentes formes — c’est que s’il n’y a pas de réel avant, il n’a pas de lieu du poème, pas d’enjeux. Ça c’est quelque chose auquel je crois vraiment.
A : Cette immédiateté du langage que vous cherchiez, elle serait son faux effacement qui procurerait le semblant du réel ? • S : Exactement • A : Mais au fur et à mesure de vos livres votre écriture se complexifie • S : Oui, d’abord parce que je ne pourrais pas continuer tout le temps la même écriture sans m’ennuyer, et surtout parce que pour commencer j’avais un peu simplifié le monde et simplifié le langage. C’était un processus de simplification qui allait avec un principe ascétique, mais avec le temps ça s’est très nettement complexifié. Ce qui a vraiment changé, c’est le moment où je me suis aperçu que mon erreur c’était de penser qu’il ne fallait penser au langage que du point de vue du sens ou de la signification, alors qu’on peut avoir une pensée du langage qui est plutôt du côté de l’action, c’est-à-dire qu’il est une façon de faire faire des choses aux gens, au monde et à soi. Il y a là une autre couche qui me permet d’échapper à quelque chose qui me semblait être une forme d’impasse, au bout d’un moment • A : Le murmure de la langue ? • S : Voilà. Au fond, cette transparence était impossible, beaucoup de choses s’y opposaient, et cette compréhension m’a vraiment aidé à aller ailleurs.
A : En parlant d’action, de l’obstacle de la langue par sa qualité sonore et matérielle, j’ai l’impression que dans Le mot Frère — qui paraît à peu près au même moment que votre traduction de Robert Creeley, Le Sortilège —, on peut justement percevoir une influence de Creeley, c’est-à-dire une certaine manière de jouer avec la coupe et le jeu d’embrayement un peu pneumatique qu’elle peut installer entre les vers • S : Je ne sais pas si c’est une influence très directe de Creeley, mais je l’ai probablement traduit parce que ça m’intéressait. La majorité des poètes que j’ai traduits travaillaient une question qui m’intéressait. Chez Creeley, c’était cette question à la fois de la coupe, de la vitesse, et aussi de l’anecdote. C’est certain qu’il a dû y avoir une influence, que je ne serai pas forcément capable de repérer maintenant, mais… oui, il y a eu une espèce de concomitance des intérêts • A : Vous dites ‘coupe’ et ‘vitesse’, ce sont des éléments spécifiques de technique poétique. Donc là vous revenez vers une utilisation de ça • S : Effectivement, il y a un moment où à la fois il y a une espèce de savoir-faire — peut-être, ou en tout cas une sensation de maîtrise — que je finis par acquérir à force d’écrire. Et il y a aussi, de fait, un moment où je me dis qu’il y a quelque chose qui ne me satisfait plus assez dans cette espèce de pauvreté volontaire. Donc oui, il y a une tentative d’utiliser plus d’outils proprement poétiques • A : Et vos poèmes s’allongent • S : Oui. Une des questions qui me tarabustait un petit peu, c’était qu’au début j’ai vraiment pensé… Il y a une phrase que j’ai découvert bien après, de Philippe Lacoue-Labarthe, qui dit : ‘‘Parce que la vie est intense et brève, les poèmes sont nécessairement courts et rares’’. Je ne la connaissais pas mais j’aurais pu me l’approprier, au début. Pourtant, à un moment je me suis dit ‘il y a un problème’, et c’était la question du temps. Je n’étais que dans des instants, sans qu’il y ait quelque chose qui constituerait une unité temporelle… une espèce de nappe qui serait la nappe du temps. Cette discontinuité des instants ne me satisfaisait plus, je trouvais ça non conforme à ce qu’était l’existence. Pourquoi privilégier quelques instants, et est-ce que c’est véritablement démocratique ? Alors que l’existence c’est une espèce de nappe… une nappe d’événements, une nappe sonore, visuelle, etc • A : Est-ce que ce questionnement-là peut se traduire dans des façons de mettre en forme ? Par exemple vos longs poèmes — avec toujours un retour sur la page, est-ce dû au format ? • S : Non non, c’est tout à fait volontaire. Je réduis le format pour pouvoir avoir un vers long un rejet, un vers court, un vers long un rejet et ainsi de suite. Cette espèce d’extension, c’est la question qui est peut-être pour moi la plus proche d’un problème sonore — mais qui ne passe pas par la musicalité, sur laquelle j’ai toujours une espèce de réticence. C’est la question du souffle, la manière dont c’est pris dans un souffle, dans une respiration. C’est la dimension sonore de la poésie qui m’intéresse le plus. On pourrait dire que c’est une preuve de la vie, de l’existence, c’est-à-dire que chacun a ses respirations, ses essoufflements • A : Ça rejoint ce que Charles Olson dit dans son manifeste Projective verse • S : Oui, ça s’inscrit dans tout un pan de la poésie américaine — mais d’autres gens ont théorisé ça — que j’ai un peu traduit après avec Paul Blackburn. Blackburn s’inspire d’Olson et son vers projectif, où chaque vers est une longueur spécifique calquée sur le souffle interne à chacun. Je suis assez d’accord, ou en tout cas ça m’a pas mal inspiré, cette idée de trouver… dans le souffle une forme de continuité. Donc, le vers long vers court, c’est une façon de faire comme une espèce de marathon poétique du souffle • A : qui vous permet de faire de longues courses • S : Au moins assez longues.
A : En effet, j’ai écouté la lecture enregistrée de Le fait de vivre, et je crois qu’on sent que c’est fait pour être dit en longueur • S : Je ne sais pas si c’est fait pour être dit, mais c’est des formes de l’oralité qui tendent vers une façon de vivre avec le langage. Par exemple, j’utilise beaucoup — voire trop, quelqu’un m’en a fait la remarque — le mot conversation. Il y a cette idée qu’au fond il y a une oralité possible du poème, mais dans une espèce de déhanché conversationnel, et pas du tout dans la recherche de petits éléments, de petites cellules rythmiques, sonores, etc • A : Vous avez donc encore tendance à effacer les obstacles ? • S : Tout à fait. Je suis resté sur ce côté liquide • A : Pour la continuité ? • S : Pour la continuité, et cette espèce de durée de l’existence • A : Mais il me semble que vous rajoutez de plus en plus de parenthèses, comme dans Le fait de vivre • S : Oui, et parce qu’aussi dans une conversation il y a des façons de faire des incises, des commentaires — des choses un peu réactives.
A : Vous avez beaucoup pensé à comment ça se traduit, s’écrit et se dit, le rythme de la conversation ? • S : Oui, et il y a des choses que je trouve encore difficiles, comme les changements de voix. Sur une page ça passe tout seul, mais j’aimerais l’articuler, et je crois que si je me suis mis à écrire des dialogues c’est vraiment pour ça. Il faudrait qu’au bout d’un moment je trouve la solution pour que tout soit dans un même flux • A : Que le dialogue et le poème se rencontrent ? • S : Je n’y suis pas encore, l’articulation des sauts de voix pose vraiment problème à l’intérieur du poème, sans recourir à des signes typographiques ou des ‘il dit elle dit’. Mais quelque chose m’intéresse et c’est de saisir l’oralité de la conversation, c’est certain. C’est cette oralité-là parce qu’elle est à la fois vivante et qu’elle est en lien. Il y a quelque chose qui m’énerve profondément, c’est la poésie un peu à la Clement Greenberg qui suppose que son médium est le tout de ce qu’elle a à dire. Je ne vois pas l’intérêt et je trouve que quand le langage est trop présent il y a… bon, je pense que des figures comme la caresse sont assez présentes dans ce que je fais, et moi j’aimerais que le langage se transforme en caresses, en actions. Et plutôt des actions physiques • A : Vous n’êtes donc pas du tout dans un héritage mallarméen • S : Pas du tout. D’ailleurs, j’ai des grandes discussions avec Pierre Vinclair à ce sujet • A : Je vais le voir aussi • S : Et bien voilà, lui vient de Mallarmé • A : Mais s’en éloigne • S : Il s’en éloigne un peu mais c’est étonnant. Je parle de ça parce que je viens de lire son livre sur Ashbery et je lui ai écrit une lettre, on est un peu en conversation théorique. Ce qui est intéressant, si j’essaye de rattacher ça à notre question, c’est que lui est vraiment du côté du sens, et moi plutôt du côté de la sensation • A : Ce n’est ni le sens ni le son mais la sensation ? • S : Oui… c’est les sens, et la production des sensations par le poème, dans le sens où les sensations sont des rapports, sont des relations. On dit comme ça que chaque être humain a une hiérarchie des sens. Pour moi, c’est sûr que c’est le toucher qui vient en premier • A : Vous avez un rapport tactile à la langue ? • S : Je pense. Un rapport un peu comme ça, sculptural, mais toujours dans une espèce de rêve de la continuité.
A : Quand vous êtes invité à la Maison de la poésie pour lire votre livre, ça n’est pas un fardeau ? Vous le faites parce que vous pensez que quelque chose peut se passer dans l’oralisation de votre poème ?
S : Normalement, il y a quelque chose qui relève un peu du fardeau, et c’est qu’il y a des gens en face. Et là, il n’y avait personne. Au début, je me suis dit que ça allait être bizarre, je me disais ‘c’est absurde’, mais finalement c’était vraiment agréable. Il n’y avait pas ce sentiment — que j’ai beaucoup quand je lis — de se dire ‘oh c’est nul’. Parce qu’articuler la chose fait qu’on prend une sorte d’écart par rapport au texte, et j’ai du mal à ne pas être dans le jugement, ne pas me projeter dans les gens qui écoutent • A : C’est l’effet ? • S : Voilà, et ça me met dans un état de tension que je ne trouve pas très agréable. Alors que là • A : vous étiez très à l’aise, ça s’entend • S : j’étais juste voué à la lecture, sans me dire ‘qu’est-ce que les gens vont en penser’, puisque c’était filmé • A : Ça s’accomplissait naturellement ? • S : Oui, et il y avait du temps, ce qui produit un effet assez agréable de vague, qui nous prend, et la parole est comme portée et coule presque naturellement. Il y avait donc là quelque chose qui fonctionnait vraiment.
A : Vous auriez plus de mal à dire vos poèmes courts ? • S : Oui. D’ailleurs, je les ai beaucoup moins dits, ils étaient même moins faits pour ça, tandis que là les poèmes sont beaucoup plus faits pour être prononcés. Il y a ces effets de répétitions rythmiques qui créent une rythmicité qui est tout à fait autre, plus organique • A : Et la nature même des poèmes. Votre dernier livre s’ouvre par une adresse. Il y a souvent ça chez vous, et là on retrouve une adresse, une conversation, une lettre, autre forme d’adresse • S : Oui, c’est tout le motif de l’oralité conversationnelle que j’essaye de mettre en place, de trouver des façons d’inscrire les signes de l’oralité dans le discours qui n’appellent pas forcement à être prononcés, mais dont la lecture, et même silencieuse ou à voix basse, fait passer quelque chose de l’oralité qui se fait entendre. Ça peut passer par des effets rythmiques, de souffle, par certains choix lexicaux, comme des espèces de sauts de vocabulaires qui me semblent être assez propres aux façons de parler — en tout cas aux miennes, comme avoir un vocabulaire un peu recherché et tomber parfois dans la vulgarité — tout ça me semble participer d’un mouvement oral de la langue.
Au fond, je n’ai jamais complètement abandonné l’idée que la poésie est quand même quelque chose qui a lieu sur une page, mais ce que je fais beaucoup plus volontiers, maintenant, c’est de penser que ça n’est pas parce que ça a lieu sur une page que ça n’est pas un acte oral • A : Vous ne testez pas avant ? • S : Si si, je lis oralement mes poèmes. Je n’écris pas oralement mais en revanche je relis à voix haute • A : Pour voir si ? • S : Voir la fluidité, et là où c’est trop compliqué • A : Si c’est trop difficile à dire, pour vous c’est qu’il y a un problème ? On en revient peut-être à la notion d’obstacle que vous évoquiez ? • S : À la fois ça m’intéresse de mettre des couches — d’où les parenthèses, etc —, et en même temps, que ces couches ne soient jamais des césures, c’est-à-dire coudre ensemble la diversité des niveaux de discours, donc aussi la diversité du monde. Oui, c’est ça qui m’intéresse. L’oralité c’est clairement une énergie, et on pourrait dire énergie pour souffle. Je pense que si on sent l’oralité dans la phrase, c’est parce qu’on y sent l’énergie • A : Ça permettrait de la faire sortir d’elle-même, c’est-à-dire de la phrase • S : Oui, une sorte de vitesse vivante.
A : Est-ce que vous avez déjà été surpris par l’oralisation d’un de vos textes ? En cours ou même fini. Surpris — dans le bon ou le mauvais sens — par son passage à la tentative de le dire en public ?
S : J’ai été surpris en mal quand j’ai oralisé mes poèmes courts. Je me suis aperçu qu’il y avait quelque chose que je n’aimais pas. Je pense que c’est pour ça que je suis passé à des vers longs. Ce que je n’aimais pas, et pour reprendre votre idée, c’était cette espèce de notion d’obstacle. Ça devenait des petits objets ouvragés dans lesquels on entendait trop le souci de l’ouvrage, le travail du poème. En lisant des poèmes de Le mot Frère, où c’est là que j’avais le plus de savoir-faire dans le poème court, ça m’a paru en même temps le plus inutile. C’est vraiment après ce livre que j’ai — lentement — changé de poétique. Ça a été un moment où l’oralité, le fait de dire, a été pour moi le sentiment d’un échec • A : À cause de la brièveté ? • S : À cause aussi de cette chose qu’il y avait chez Creeley, ses sauts et ses coupes, qui me plaisaient un moment et que je n’ai pas réussi à faire. J’ai l’impression que souvent chez lui — ça n’est pas toujours vrai dans ce qu’il écrit dans les 70’ —, lorsqu’il écrit dans les années 50’ et qu’il se remet à écrire après, il y a des suspens qui sont un peu comme des moments de vie, qu’il y a quelque chose… • A : comme si on ne savait pas ce qu’il allait dire après ? • S : voilà • A : donc dans la conversation • S : comme dans la conversation. Je ne sais pas si c’est mon incapacité ou l’incapacité du français, peut-être éventuellement les deux, parce qu’il y a ce geste qu’il utilise beaucoup : séparer le verbe et sa préposition. En anglais, et surtout en américain, on pourrait presque tout dire avec trente verbes et quinze prépositions : to pop up, to pop in, to pop out, etc. Il y a donc beaucoup ça et ça ne peut pas s’arrêter là, il faut que ça continue et en même temps il faut qu’on descende parce qu’il faut qu’on sache ce que ça veut dire, c’est des entités, alors qu’en français • A : plus de possible à la fin du vers américain ? • S :Oui, du possible, on ne sait pas trop, ça peut vouloir dire plusieurs choses différentes en suspens. Alors que le français est quand même une langue latine plus fermée dans son fonctionnement • A : Une fois qu’une certaine partie de la phrase est faite, les probabilités sont — dans la plupart des cas — relativement réduites ? • S : Exactement • A : À moins d’inventer des choses, ou de paraître formaliste • S : Ou que le sens ne soit pas du tout ce qui domine dans le poème • A : Là le langage reprend le dessus • S : Oui, et ça ne peut pas m’aller. Donc en oralisant ça je me suis dit ‘il y a un truc qui fonctionne pas, c’est pas ça’. Avec les poèmes longs, que je sais avoir tendance à lire beaucoup trop vite • A : une prose hâtée ? • S : voire plus vite peut-être. Je m’aperçois que quand je les lis, j’ai tendance à penser que le sens n’est pas très important, à l’inverse du beat ou du tempo de la langue, qui est le sens du texte quand je l’oralise et qui n’est pas forcément la même chose quand les gens le lisent. Quand je l’oralise, que les gens ne comprennent pas n’est pas très grave. C’est un peu comme le flux de la vie : on saisit des choses, on attrape des visages, puis on en fait ce qu’on veut • A : C’est vrai, en général une oralisation de poème, ou de texte, qu’importe, on fait l’expérience qu’on ne retient presque rien de ce qu’on a entendu. Quand bien même ça soit très bien articulé, avec de grandes pauses… tout est emporté • S : En tout cas, quand on oralise un poème, j’ai l’impression qu’on tente de créer une espèce d’espace-temps, qui est une proposition d’atmosphère, une proposition de monde. Il y a des poètes qui doivent travailler là-dessus, par exemple quelqu’un comme Jean Daive, avec une voix très caverneuse, il travaille sur l’effet qu’il fait à la lecture. Je n’arrive pas là à le définir, mais qui est au moins un effet d’enrobement • A : Ça change complètement ses textes • S : Complètement, quand on l’a entendu on ne le lit plus de la même façon • A : Il y a plus de volume • S : Oui et c’est mieux, en tout cas je le trouve. Donc, on peut dire que la lecture orale est une proposition de monde, ou plutôt une façon d’entrer dans le monde, une sorte d’orientation, de direction. C’est vrai que j’ai entendu lire des gens très lentement, où on a l’impression que ce qui compte c’est de saisir les mots, leur densité. Moi ce qui m’intéresse plus c’est de dire des phrases. Je pense que c’est important dans mon rapport à l’oralité, ce moment où je suis passé du mot à la phrase. Le mot Frère, aujourd’hui ça me semble sans intérêt, enfin, pas sans intérêt, mais… ce n’est qu’un mot. Et j’ai accepté assez facilement l’oralité en passant à la phrase car elle m’a semblé l’unité sonore, elle plutôt que le mot • A : Vous avez étendu • S : J’ai rallongé.
A : Dans Le fait de vivre, il y a aussi des poèmes courts, mais articulés en ensembles. C’est une autre manière de travailler le rythme ?
S : Oui, et c’est même peut-être l’étape, d’une certaine manière — c’est un peu ce sur quoi j’essaye de travailler en ce moment — pour essayer de revenir à de la discontinuité, à des ruptures, et d’essayer de passer à l’étape d’après. Il y avait la discontinuité au début, ensuite la continuité, maintenant, j’aimerais essayer de faire en sorte qu’il puisse y avoir les deux en même temps • A : Donc c’est une tentative de ça ? • S : C’est une première approche, et dans le livre sur lequel je travaille en ce moment je pense que c’est un des enjeux, renouer la durée et l’instant • A : Vous ne les avez pas lus ? • S : Si, mais je trouve les flux longs plus simples à lire. Les plus courts… je ne sais pas, il y a pour moi quelque chose de pas clair quand il n’y a que des vers courts — comment marquer les pauses ? • A : C’est une question que je voulais vous poser • S : Pour moi ça reste flou. S’il y a des vers courts, il faut en tenir compte dans l’oralisation, alors qu’avec un vers long et un vers court il y a quelque chose qui se supporte mieux, c’est pris dans la longueur — et sans pour autant être de la prose coupée, mais c’est plus naturel. On dit un vers long avec son souffle, un vers court avec la reprise du souffle, etc., alors que les suites de vers courts ça n’est pas une respiration naturelle, à moins d’être très asthmatique. Comme ça n’est pas une respiration naturelle, l’oralisation ne l’est pas non plus, et pour moi ça reste extrêmement compliqué. Quand je lisais mes vers courts, jusqu’à Le mot Frère, j’avais tendance à vraiment marquer les coupures, qu’on entende qu’à chaque fois il y a un passage à la ligne, ce qui n’aidait pas dans la constitution d’une continuité. Et comme les poèmes étaient assez chantournés syntaxiquement, ça aidait encore moins • A : Vous aviez des fragments dans le fragment ? • S : Voilà, je ne sais donc toujours pas comment est-ce qu’on lit des suites de vers courts • A : Vous avez la solution d’Olivier Cadiot, qui est de ne pas du tout respecter les coupes et de faire des bandes kilométriques avec des vers extrêmement courts • S : Il y a cette solution-là, mais alors je me dis pourquoi écrire des vers courts ? • A : Là la coupe du poème ne serait que visuelle ? • S : Oui, mais pour moi si on ne la fait pas entendre elle n’a pas de raison d’être. Dans ma névrose de continuité, et de caresse d’un espace à l’autre, ça n’est pas possible que le poème ait un type d’existence sonore qui soit différent de son type d’existence visuelle, ça ne me semble pas cohérent • A : Oui, alors ça voudrait dire qu’il y aurait quand même une existence langagière • S : Voilà, et qui ne me convient pas. Une des façons que j’ai trouvé pour les poèmes courts, c’est de mettre des numéros : 1, 2, 3, 4, 5, parce que ça crée un effet de série. Quand je lis ces poèmes, les gens me demandent parfois pourquoi je lis les numéros. Un parce qu’ils sont écrits, et ça veut dire qu’ils existent, et deux parce que ça permet, je crois, de les faire sortir de l’effet petit poème perdu dans l’espace du livre. Donc, et même si elle est discontinue, les auditeurs savent qu’ils écoutent une série • A : C’est une des solutions que vous avez trouvées ? • S : C’est une des solutions, oui, mais qui est un peu pauvre, vous pouvez me le dire [rires]. Mais ça n’est pas facile, vraiment, de ramener de la discontinuité dans la continuité sans que la discontinuité l’emporte • A : Avec des éléments fins. C’est un peu comment faire scénario du poème • S : Tout à fait • A : D’ailleurs, vous êtes aussi scénariste ? • S : Oui, mais de moins en moins. En tout cas je le suis et je me suis beaucoup intéressé au cinéma. On peut dire que ces numéros ça a à voir avec les séquences. Il y a une chose que j’aime bien que dit Barthes, c’est quand il fait l’opposition entre le cinéma et la poésie — ou la littérature, je ne me souviens plus exactement. Il dit ‘le cinéma est syntagmatique, la poésie est paradigmatique’, donc la poésie c’est de l’épaisseur, avec des sauts, et le cinéma une longue chaine syntagmatique qui avance sans retour en arrière. Pour moi le cinéma est un modèle poétique intéressant, j’essaye d’y penser.
A : J’ai vu que vous lisiez debout, avec un pupitre. C’est venu naturellement ou par ajustement ?
S : Par des tests entre les deux positions. La position debout me semble plus vivante, et puis je bouge beaucoup, ça me permet d’engager tout le corps, ce que je trouve compliqué en position assise. C’est important pour moi de lire avec les pieds • A : Avec des points d’appuis ? • S : Oui, et que le rythme de la voix prenne tout le corps, qu’il naisse des pieds et pas forcément du texte, dont il vient, oui, mais qu’il soit dans le corps qui le porte • A : J’ai remarqué quelques gestes, surtout quand les lectures tendent vers une expression… non atténuée, pas atonuée. Il y a des gestes qui se créent dans les mains et le corps comme pour faire appui au langage et avoir une fluidité accrue au passage de l’expression • S : Je crois aussi que le corps aide. En effet, ça peut être une question de points d’appuis, et c’est pour ça que je suis à peu près sûr qu’il y a quelque chose qui se passe dans les pieds quand on lit. Oui, dans mes lectures, le pied porte l’élan et la main accompagne. Ça doit aussi venir en partie de mon rapport à la danse, et avec lequel je suis assez marqué par l’idée que le corps est une continuité • A : J’avais observé ça chez Vincent Broqua, pour sa lecture de la température des mot — la première partie de Photocall —, à la maison de la poésie. Des vers denses, une lecture en continu avec peu de pauses, presque litanique. Effectivement, il y prenait beaucoup de points d’appuis, c’était presque de la course sur place. J’ai l’impression que plus les vers sont condensés, ramassés, plus il faut utiliser le corps pour pouvoir faire passer la langue, pour ne pas que ça fasse obstacle • S : Je pense, oui, ou en tout cas si on veut, car on peut aussi vouloir que ça fasse obstacle. Mais c’est vraiment intéressant. Si on regarde Cadiot, puisqu’on parlait de lui, pour lui c’est vraiment des questions de centre de gravité. Parce qu’il lit plutôt assis, il me semble • A : Oui, il me l’a dit : ‘toujours assis’ • S : Oui, mais quand il lit, il y a tout de même son centre de gravité qui se déplace beaucoup, et puis quand il lit il y a cette espèce d’effet volume. Il m’avait dit — mais je ne sais pas si c’est vrai, c’est à vérifier —, que quand il lisait et trouvait des passages où ça n’était pas très bon, il baissait le volume. Murmurer permet aussi d’aller plus vite dans le texte.
Pour revenir sur l’idée d’atmosphère. Je me rappelle d’une lecture à Francfort, où il y avait Novarina et Roubaud. Bon, premièrement, j’étais un peu impressionné. Il y a d’abord eu Roubaud. Sa méthode c’est une sorte d’enrobage de la lecture par des commentaires, et il peut tout à fait interrompre le poème pour le commenter, un peu à l’américaine où le poème oralisé n’est pas un objet clos. Ou alors, il va dire ‘cette lecture va durer 12 min et 12 secondes’. Il y a presque un mode comique de la lecture chez lui, en tout cas à celles auxquelles j’ai assisté ces dernières années. Bon, et après Novarina, c’est tout de suite • A : Le théâtre fait irruption • S : Voilà. Je lisais juste après Novarina. Et alors, récréer un espace calme par l’oralité, après eux, c’était très, très compliqué. Je pense que c’est mon pire souvenir de lecture • A : J’imagine que la salle résonnait encore de la cacophonie des voix novariniennes ? • S : Exactement, et faire baisser la tension, retomber et se rapprocher non pas du silence mais d’un espèce de phraser ordinaire • A : Il aurait fallu faire un tir à blanc juste avant la lecture • S : Oui [rires] ou faire une longue pause avant, mais j’ai enchaîné et… non. En tout cas, c’est pour illustrer cette idée que lire ce n’est pas forcément communiquer du sens, c’est aussi communiquer un état de présence. Et c’est compliqué de faire passer cet état quand on arrive dans un univers qui est très chaotique.
A : Dans le poème écrit, il y a la page qui fait volume, et le poème en soi est un espace aussi, un condensé d’espaces. Mais quand on passe à la lecture c’est un défilé de langue, et j’ai toujours tendance à percevoir le texte comme de profil quand on l’entend, sans épaisseur. Je crois que c’est au corps et aux gestes et à la voix de prendre en compte le volume perdu de l’espace de la page. À moins d’être engagé dans une poétique d’effacement — plus de corps, plus de voix, ou alors une voix-trace • S : Si on reprend la définition que donne Zukofsky de la poésie, qui est dans certaines formulations « sight, sound and sense », on peut se demander ce qu’on fait de la ‘sight’ dans l’oralisation. Ça pose la question de l’aspect visuel, et qu’est-ce qui dans la voix le prend en charge ? Ou est-ce qu’on l’abandonne complètement ? • A : Je crois qu’il disparaît beaucoup s’il n’est pas pensé • S : Mais par exemple, marquer les pauses peut faire sentir l’aspect visuel. Si on joue sur des effets de volume, aussi… Mais est-ce que ça disparait complètement ou est-ce que s’est traduit et on ne peut pas revenir à la source, parce qu’on ne maîtriserait pas cet élément de traduction, son code ? Même si on ne sait pas dire ‘là il y a une coupe, là il y a ça’, il doit y avoir quelque chose qui oriente quand même l’écoute — ça oriente la production du son, et, de fait, l’écoute aussi • A : Il y aurait une masse d’images du poème à travailler dans l’oralisation ? • S : Voilà. Enfin, il me semble, c’est une hypothèse.