#7 – Janvier / January 2025
Danielle Mémoire
Je n’ai pas d’ouvrage en cours
Hors celles dites « de bas de pages », ajoutées lors d’une récente relecture, les notes ci-dessous sont relatives à un projet encore lentement tentant de s’élaborer dans le moment où elles ont été prises, il y a de cela plusieurs années (du moins pour qui suit le calendrier grégorien).
Je puis indifféremment être ou n’être pas l’auteur duquel elles sont les notes.
Je n’ai pas d’ouvrage en cours.
Le 16321 juin 1966.
Il n’est pas rare que l’oreille perçoive avant l’entendement ce qui n’en est pas moins d’ordre logique.
Une difficulté de rédaction d’ordre logique ne peut connaître de solution que d’ordre logique elle-même, laquelle peut être ou, le plus souvent, n’être pas satisfaisante à l’oreille.
Le 16322 juin 1966
Je suis l’auteur unique du Corpus en tant que j’en ai conçu la totalité des règles et des formes, des intrigues, des personnages.
Errant, principalement de nuit, à travers ma vaste demeure, et, du plus aigu au plus grave, du marmonnement au cri, changeant de voix (l’étendue de mon registre, tant chanté que parlé, est demeuré, avec l’âge, exceptionnel ; je suis, en outre, ventriloque, ce qui n’a guère à faire ici), j’en prolonge ce qui eût été le texte si j’en avais jamais, ou bien sur papier, ou par ordinateur, couché le moindre mot.
Le 16323 juin 1966.
Clonage immédiat.
C’était plutôt un film à quoi je pensais ou, mieux, que je voyais ; j’avais peu recours à des mots ; cela bougeait ; j’étais éveillée, par ailleurs, ce n’était donc pas un rêve : un film.
Il y a une sorte d’appareil photographique, avec flash très violent, duquel la lumière porte sur une seule personne et, aussitôt, cette personne se dédouble. Les deux exemplaires sont rigoureusement identiques : mêmes vêtements, mêmes accessoires, mêmes souvenirs.
Ce qui m’intéresse, ce sont les rapports du cloné avec le clone — oui : et réciproquement, puisqu’il n’y a pas vraiment façon de savoir lequel est lequel, sauf pour un témoin extérieur, un court instant, fonction de la seule place qu’occupait le cloné.
L’inventeur est l’un des nôtres.
Tout le monde se dédouble désormais à Brioine (et à Brioine seulement : l’invention n’a pas été présentée hors de nos murs, ni déclarée en aucune façon, et probablement ne le sera pas). Quelques-uns se retrouvent triplés, voire quadruplés.
— Ce n’avait pas toujours été le cas ? a dit Eulalie Cyméa.
Et à quelles fins donc semblable machine ?
— C’est juste que je l’ai inventée, a dit l’inventeur. Je ne lui prescris pas de fin.
Le 16324 juin 1966.
Jusqu’à présent, pour les articles rédigés ou esquissés, le nom qui est écrit sur la couverture du livre peut être un pseudonyme, il peut être celui de quelqu’un qui, dans la fiction, n’est pas l’auteur du livre, prête-nom ou usurpatrice, mais le livre est le livre qu’il y a dans le vrai monde (celui, s’il parvient à être, qu’il y aura), et, d’ailleurs, est un livre. Il n’en va pas ainsi dans bien des parties du Corpus, et au demeurant, dans d’autres de mes livres : s’agissant de Dans la tour, du reste de Trois capitaines, le plus probable est que, pour l’espace de la diégèse, il n’y a pas de livre, ou il n’y a, du moins, pas ce livre — oui : je ne sais pas pour Trois capitaines, les deux espaces, de la diégèse et de la réalité, tendent à coïncider sur l’extrême fin (et sans doute, nigaude : c’est même à peu près tout le piteux propos du livre). Mais pour Dans la tour, non : ce que nous lisons (et, préférablement, ne lisons pas), c’est, dans l’ordre, en effet, où les pages s’en présenteraient à un improbable regard, une liasse telle que, aujourd’hui encore, sans doute, elle continue à moisir, à Nantais, dans la maison jadis de Jean Fontanes.
De manière générale, je m’intéresse aux techniques d’intégration d’un monde à l’autre. Beaucoup de celles-ci ne peuvent se ranger sous la simple rubrique de l’effet de réel, par-delà ceci que le livre, le plus fréquemment, et au moins, donc, par le nom de l’auteur, contredit au travail d’intégration qu’il a effectué.
Le degré de contradiction, ou seulement de discordance, varie lui-même : si mon souvenir ne me trompe pas[1] (et s’il me trompe ici, il vaudra ailleurs, pour un autre auteur, dans un autre livre), Poe signe de son nom la préface qu’il rédige aux Aventures d’Arthur Gordon Pym.
Me traverse l’esprit cette formulation excessive, dont je prends note, pour, sans doute, la contester au plus vite : Ce n’est pas la fiction que Poe s’efforce par là, de faire entrer dans le vrai monde — oui, c’est idiot, si ce que je voulais dire (et je voulais le dire) : c’est le vrai monde qu’il fait entrer dans la fiction : il n’est pas de fiction que peu ou prou n’y entre le vrai monde, ni qu’elle ne s’en réclame.
Il y a trois mondes : – il y a un monde-Arthur Gordon Pym, qui n’a pas besoin de l’homme appelé Edgar Alan Poe (ce n’est pas par lui, c’est par un autre que le manuscrit est parvenu à l’édition ; le manuscrit pourrait ne jamais parvenir à l’édition ; la même chose de celui que l’on sait trouvé dans une bouteille : il pourrait n’avoir jamais été trouvé ; ce serait alors une disposition d’esprit très légèrement différente, une très légèrement différente willing suspension of disbelief qui serait demandée au lecteur, à supposer seulement qu’il y prît garde ; et donc : que fait le titre dans Le manuscrit trouvé dans une bouteille ? J’ai trop dérivé dans cette parenthèse, et j’en sors avant de descendre dans le maelström, orthographe qui n’est pas celle de Baudelaire).
Il y a un monde Arthur Gordon Pym avec Edgar Alan Poe.
Il pourrait tout à fait y avoir un monde Arthur Gordon Pym sans Edgar Alan Poe
Il y a un monde Edgar Alan Poe, c’est le monde.
Je ne sais plus ce que je voulais dire par le moyen de cette courte liste. Je voulais dire quelque chose.
Il est certain que Poe — trop de l’œuvre se situe là-même — joue sur les frontières de ces mondes, joue avec, joue de, encore qu’il n’en joue, ou n’y joue, pas toujours.
C’est principalement un jeu intellectuel. C’est un jeu de petit vertige intellectuel.
L’ajustement travaillé d’une fiction au vrai monde (puisque, encore, une fois, toute fiction s’ajuste toujours plus ou moins au vrai monde) est une activité de type mathématique, encore que pouvant comporter d’autres enjeux, théoriques, pratiques, psychologiques, ontologiques.
Le 16325 juin 1966.
Mes livres, disait-il, ne sont pas le contre-monde, encore que sans doute y visant : ils échouent à l’être.
Et de là qu’on l’y vît, lui, qu’il s’y montrât (ou quelque autre lui ressemblant), mais hors contre-monde, toujours (à sa vraie table du vrai monde), s’entêtant, écrivant, son contre-monde, à le faire être ; l’écriture peut un peu du contre-monde, et il la hait de ce qu’elle ne puisse que si peu ; ses livres, pour le plus gros, et faute de mieux, sont l’exposition de sa haine.
Des phrases, en même temps, ingrates, qu’il rédige, de ce qu’il les range sous la plume d’un autre et, mieux, de plusieurs autres (le contre-monde est peuplé ; c’est un va-et-vient, un remue-ménage), mieux encore, dans leur bouche — car eux n’écrivent guère, hors, le matin, à l’heure de la correspondance : ils ont des écritoires tapissées de buvard vert ; et ce qui est écrit, lettres, journaux, anecdotes, il est banal qu’ils le disent à voix haute), lorsque, relisant, il peine à se comprendre — paroles, jadis, entendues indéchiffrables (et ainsi, d’oracles), qui ne s’adressaient pas à lui.
Le contre-monde — ce qu’il eut de modèle, et dont il n’est pas douté qu’il ne fut pas — ne se réduit pas au passé, ou ce fut un passé qui avait un futur.
Or du futur demeure. (Nous ne parlons pas d’un temps mesurable.)
Une part du contre-monde est identique au monde. Portant sur cette part identique, des énoncés ont à valoir pour le monde.
Le propos est de nature, ou l’a été, approximativement philosophique. L’impossibilité à achever un discours vrai. Sa limitation en fiction. Et seulement alors, son débordement par la fiction, où paraît, que sous-tend, archaïque, un désir, la possibilité d’un contre-monde.
C’est une convergence, il n’y a pas conséquence du désir de contre-monde à la faillite d’un discours vrai (c’est-à-dire purement et simplement vrai : la fiction aussi dit vrai et, plus spécialement ici, se présente comme condition d’un discours non-faux), ni de cette faillite à la visée d’un contre-monde.
Le 16326 juin 1966.
Je peux maltraiter ma personne — un personnage, dans un livre, qui n’est pas suffisamment manifestement non-moi pour que ma personne n’en reçoive pas quelque éclaboussure ; j’ai même à cela une raison quasi-théorique : je mets, en tant qu’auteur, au service du livre ma personne, tant pis pour elle ; le livre, en effet, est plus que la personne, il a le pas sur elle. La personne, toutefois, n’est pas à ce point distincte de l’auteur qu’elle ne sache rien du livre, ni même qu’elle ne s’en mêle, ainsi que je crois l’avoir dit dans En attendant Esclarmonde. La personne n’est pas démunie devant le livre, elle met le holà.
L’auteur peut être le bouloustre[2] sous la condition que la personne puisse trouver refuge sous la figure de l’aimable voisine (cette garce, il est vrai ; mais enfin, regardons à qui on la compare).
Le cas de Mme de R. diffère de celui du bouloustre : Mme de R., c’est le livre de vie.
Mme de R. est un personnage de mon enfance (ou l’équivalent, par le moyen d’une algèbre dont j’aurai sans doute, ailleurs, sinon exposé l’ensemble des règles, donné l’exemple, du moins, de quelques-unes ; aussi bien est-elle assez proche de celle que l’on sait à l’œuvre dans les rêves). Jouant Mme de R., ce que, au demeurant, jusqu’ici, je ne pense pas m’être donné l’occasion de faire, ou seulement la laissant paraître (elle paraît, assez longuement, dans Fautes que j’ai faites ; j’avais du plaisir à l’y voir paraître), je me donne brièvement le monde auquel elle a appartenu.
Le 16327 juin 1966.
Une autre idée imbécile : La Maison des enfants volés.
Il y a des rapts nombreux. Il n’est jamais demandé de rançon. On ne retrouve jamais les enfants.
Quelque part en France (c’est aussi en France qu’ont lieu les kidnappings), il y a cette vaste demeure. Elle appartient à des Anglais.
— Harry et Rosamund, a dit Eulalie Cyméa.
— Et moi-même, a dit Alistair.
C’est un pensionnat pour jeunes Anglais. La langue n’est pas un problème : les enfants apprennent en quelques semaines, et, quoi qu’il en soit, il n’y a pas de témoins.
On a de faux papiers, de faux passeports ; d’ailleurs quelques vrais pensionnaires.
Le but est de produire, en s’y prenant de bonne heure, une communauté parfaite.
Nous avons été ces enfants.
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[1] Il me trompe.
[2] Voyez Mes oncles, II ; voyez Les Auteurs