#7 – Janvier / January 2025
Jean-Marie Gleize
Cartes
Le paysage avait été gratté avec un cutter. On pouvait imaginer le reflet d’un rocher plongeant sous la rivière. Ou simplement le nuage d’un papier décollé. Au verso on lisait, écrit à l’encre rouge : « Ou bien, dormir, ici ». Ainsi découpé.
Sur la table il y avait un livre sans nom d’auteur, un roman, couverture jaune, fermé. A côté le même livre avec la mention « augmenté de », et un autre titre. Je ne me souviens d’aucun de ces titres. Une seconde plus tard je voyais un énorme navire en train de couler. Et l’insistance de ces deux mots : « corps et biens ». La mer ensuite se reformait, ainsi que la table, ou comme elle, surface de bois et d’eau salée, très lisse.
Tu n’avais pas reconnu la table. Elle était poussée contre le mur dans la pièce la plus sombre d’une maison loin de la ville. On entendait le bruit de l’eau contre le mur, des battements réguliers, ou comme une respiration.
Au moment où le livre est entré dans la table et s’est enfoncé, tu as cru voir un essaim de guêpes en folie au-dessus de l’eau. Et tout a disparu très vite lorsque cette image est apparue au centre de la carte, le cadre d’un carré opaque, le trou d’une fenêtre qui ne donnait sur rien.
Tout en haut deux croix de pierre, jumelles, s’écroulaient lentement et tombaient sur le corps des passants.
Plusieurs disaient que l’épidémie était liée au commerce d’animaux sauvages sur un marché de Wuhan. Des chiens. Au centre du carré on pouvait lire le mouvement de l’eau, on écoutait le récit des combats. On regardait les barques trouées, qui s’enfonçaient une à une. La bande-son racontait, encore et encore la bataille de la Falaise rouge. Cet été là sur les eaux du lac en bas de la pente flottait une odeur de pétrole et de goudron. Beaucoup de poissons morts en face et autour de l’usine. La jetée traversait le lac jusqu’à un petit jardin.
Je n’ai pas vu ces morts. Ils traversaient la jetée et venaient se coucher sur les tas de charbon.
La boîte contenait la salive et plusieurs formes d’insectes. L’écran jaunissait à mesure que l’intérieur de la boîte devenait plus sombre ou plus étroit. L’encre de Chine se répandait à l’intérieur de la ville, la plus chaude dans la région du Hubei. Le Lac de l’Est commençait au pied des tours, Rien ne semblait devoir bouger.
Une fine pellicule de graviers se répandait tout au long de la toile et sur la jetée. Un rideau de poussière couvrait le sol, on ne percevait plus du goudron que quelques taches, quelques éclats. Un soleil noir devait manger le paysage. Il faisait mal aux yeux.
Une aciérie peut-être.
A l’endroit où les chemins se croisent l’image s’est enfoncée jusqu’à se confondre au plus noir du lavis
Et fouler plus encore le sol de cendres et de poudre blanche sur la piste d’un stade abandonné. Les murs étaient invisibles mais c’est bien une porte toujours ouverte qui donnait accès au trou béant de la Ville. Il suffisait de franchir, de s’enfoncer et de se perdre. Plus rien dans le ciel et sous les nuages de soufre et de suie que le glissé des cerf- volants, une sorte de musique très sourde et sifflante.
La lumière frôlait toutes les premières marches, puis l’escalier s’enfonçait vers le sommet des arbres, les plus sombres vers le haut qu’on ne voyait pas et qui figurait le Ciel, et le chemin était à l’intérieur d’une tour invisible dont les murs se perdaient dans le froid. L’humidité semblait avoir tout envahi. La double ville écartait ses quatre rives au son d’un flot continu. Le barrage au loin, contre les Gorges, était en construction.
Mais c’est l’obscurité qui gagne. Wuchang, Hankou, les mots se fracturent et se collent, ils glissent à la surface de l’eau, avec les morceaux de la terre et les feuillages et les fragments d’écorce que le Fleuve vient d’avaler et qu’il vomit lentement entre les quais.