#7 – Janvier / January 2025

Découvrir de nouvelles profondeurs, ouvrir du possible :

Hélène Giannecchini et l’écriture à partir de murs d’images 

Entretien réalisé par :
Corentin Lahouste et Anne Reverseau 

Hélène Giannecchini (1987°), écrivaine et commissaire d’expositions, a à ce jour publié au Seuil trois récits dans la collection « La Librairie du XXIe siècle »: Un désir démesuré d’amitié en 2024, Voir de ses propres yeux en 2020, et Une image peut-être vraie : Alix Cléo Roubaud en 2014. Alix-Cléo Roubaud est une photographe à laquelle elle a consacré, outre ce récit, sa thèse de doctorat et une exposition, également en 2014. Hélène Giannecchini est donc une autrice aux multiples casquettes, dont la pratique est intimement rattachée à la question du visuel et de ses possibles.

La photographie est de la sorte étroitement intriquée à son travail d’écriture, comme le montre la relation qu’elle a avec « ses » images, qu’elle collecte et qu’elle agence face à elle sur le mur au-dessus de son bureau afin d’alimenter le geste de création. Hélène Giannecchini a reconstitué l’un des murs de son bureau dans l’exposition Murs d’images d’écrivains, présentée au Musée L au printemps 2024 sous le commissariat de Jessica Desclaux et Anne Reverseau. Ce mur d’images figurait dans la section « Vers l’écriture » sous le titre Genèse visuelle d’un livre. C’était un mur de quatre mètres de long composé à partir des images qu’elle avait accrochées sur le mur de son studio à la Villa Médicis, en vue de l’écriture de Voir de ses propres yeux, lors de sa résidence à Rome en 2018-2019.

Il s’agit d’une pratique d’écriture assez singulière, qui lui est propre, sur laquelle elle est revenue en détail dans un entretien mené par Corentin Lahouste et Anne Reverseau, le 28 mars 2024. Elle y insiste sur le rôle de la matérialité des images, sur l’importance de leur ouverture et de leur indécision et surtout sur leur dimension motrice pour l’écriture. La présente contribution est une version condensée et retravaillée de cet échange.

Hélène Giannecchini, Genèse visuelle d’un livre, installation/reconstitution pour l’exposition Murs d’images d’écrivains, Musée L, 2024

 

Corentin Lahouste : Commençons si tu le veux bien avec une question large, relative à la place que l’image occupe dans ton processus d’écriture : est-ce une ou des image(s) qui impulse(nt) fréquemment – ou même toujours ? – ton mouvement d’écriture, qui va ou vont jouer le rôle d’embrayeur scriptural, ou bien est-ce que les images arrivent et sont sollicitées dans un second temps, une fois un projet d’écriture mis sur pied, pour le nourrir et éventuellement en prolonger la portée ?

Hélène Giannecchini : Mon rapport aux images est étrangement assez intime et je n’ai pas l’habitude d’en parler publiquement. Mon mur d’images, c’est un peu ma cuisine secrète. J’ai l’habitude de dire que les images appartiennent à la partie obscure de l’écriture qui est très importante. Souvent, j’aime des images et je ne sais pas pourquoi. Elles vont me permettre d’écrire, et je ne sais pas exactement pourquoi non plus ! Je suis entourée de ces images, et un livre se construit peu à peu avec elles. Je crois aussi qu’il y a un double mouvement : je sais qu’il y a des livres dans certaines images, je ne sais pas comment le dire, je sais qu’il y a un texte qui attend que j’aille le chercher, que je le fasse affleurer. J’ai d’abord une idée plutôt théorique d’un livre. Je me dis par exemple « je vais travailler sur Alix Cléo Roubaud », c’est une personne, ou « je vais travailler sur le deuil et l’anatomie », ce sont deux notions. Quand ces notions sont clairement identifiées dans ma tête, je commence alors des recherches historiques, anthropologiques, littéraires, je commence à chercher des images, à les rassembler et à les mettre au mur. Certaines s’y retrouvent, mais finalement ne m’aident pas du tout à faire le livre, certaines finalement, oui, mais il y a un travail au long cours pour collecter ces images. L’écriture y est directement liée de plusieurs manières, je crois.

C. L.: Est-ce qu’il s’agit de glaner des images sur lesquelles tu tombes, est-ce que cela vient de recherches spécifiques que tu es en train de mener ou est-ce qu’il s’agit de se laisser happer au gré de découvertes imprévues ? Et, en lien avec cette perspective, comment te situes-tu par rapport au discours de la sursaturation visuelle, très prégnant depuis la fin du XXe siècle : est-ce que c’est quelque chose qui est moteur ou plutôt pétrifiant pour toi ? Comment faire face à cette réalité qui est la nôtre avec des images qui, au-delà d’être foisonnantes, se retrouvent absolument partout – et je pense aussi à la sphère numérique qui a amplifié cet état de fait ?

H. G.: Personnellement, j’ai un compte Instagram. Les images qui me parlent d’abord, ce sont les photographies, pourtant, il est très rare que je récupère des photographies sur Instagram. Je trouve que ce sont souvent des images assez inoffensives, je dirais. Ce que je vais mettre de côté sur Instagram, en faisant des collections, ce sont plutôt des photos d’objets. C’est rare que je voie une image qui m’arrête sur les réseaux, même si c’est une pratique assez réjouissante pour moi, les réseaux, pour échanger, envoyer des photos, etc. ; c’est assez agréable, mais ce n’est pas forcément lié à mon activité d’écriture. J’avais travaillé un moment pour Art Press sur les liens entre photographie et poésie contemporaine et j’avais essayé de penser comment est-ce que des autrices et des auteurs utilisaient leur compte, notamment Instagram, pour faire des propositions de textes en lien avec des images, puisqu’ils pouvaient publier une image et mettre un court poème en dessous. Je pense notamment à Pauline Von Aesch, qui est une poétesse et photographe publiée chez Nous ou dans la revue Koshkonong. Elle a un compte Instagram qu’elle utilise pour mêler photo et poésie et sa démarche m’avait beaucoup intéressée.

Ce que j’aime avant tout c’est chercher les images. Par exemple, j’ai rencontré Emmanuelle Fructus, qui tient une boutique d’images vernaculaires, d’images trouvées, à Paris (Un livre une image), qui m’avait dit « J’ai vu votre travail et je pense qu’il faut que vous veniez me voir ». J’y suis allée et c’était extraordinaire : elle a plus de 30.000 images dont certaines sont tellement incroyables… je pense notamment à l’image d’une femme qui s’est fait mouler le visage en silicone, on enlève le moule en silicone et on lui montre l’empreinte de son propre visage. J’ai fini par envoyer un mail à Emmanuelle Fructus à une heure du matin – parce que le souvenir de cette image m’avait réveillée – en lui disant : « Est-ce que tu peux me mettre cette image de côté ? », parce qu’il y a quelque chose dedans et j’ai envie qu’elle soit avec moi, sans que je ne sache trop pourquoi encore. J’aime aussi manipuler des objets. Parfois, je découpe certaines images dans des journaux. J’ai développé au fil du temps un rapport assez déterminant à la matérialité.

C. L.: J’attire l’attention sur l’importance de l’aspect matériel que tu évoques, qui permet aussi de comprendre comment ce dispositif du mur d’images peut s’intégrer à ton processus d’écriture. Ce qui est marquant, c’est tout le travail d’entremêlement qui est réalisé dans le livre Voir de ses propres yeux où le mur est évoqué comme une « frise désordonnée » (p. 42), il y a aussi cette idée de « déploiement de ta tête » (p. 47). Je reprends des citations, car c’est intéressant de voir aussi cette dynamique entre matérialité et immatérialité, comme si ce cheminement d’images matérialisait un mouvement d’esprit.

H. G.: Je pense qu’en ce qui concerne la matérialité, j’ai aussi été formée comme historienne de la photographie, donc j’ai un avis ou un goût pour les papiers, le type de tirage, etc. Les images, c’est aussi ça pour moi. Donc, ce que j’aime bien, ce sont des images anciennes, avec certains défauts même, voire des photographies qui sont légèrement abîmées, ou qui ont un miroir d’argent. En fait, j’aime les objets et ce qu’ils nous disent, le fait qu’une image, ce n’est pas simplement la chose représentée, mais aussi le support sur lequel elle se trouve. La manière dont un support traverse une époque, cela me passionne. Il y a des images que j’aime plus pour leur papier que pour la chose représentée, par exemple, ou pour une qualité de contraste. Je crois que ce que j’ai écrit dans ce livre paru en 2020, que mon mur d’images est le « déploiement de ma tête », c’est une affirmation extrêmement juste, encore aujourd’hui. Quel que soit le livre, dans ces images et leur agencement – car parfois, je les fais un peu bouger –, mais aussi dans les liens qui se créent entre les images, dans cet espace-là, ou dans cette relation-là, le livre commence à s’écrire. Aussi, la spatialisation des images est vraiment importante pour moi et je crois qu’il importe de penser dans l’espace. J’ai la chance parfois de faire des expositions et le déploiement d’images dans un espace, c’est aussi une manière de penser. Je crois qu’il y a ça dans mes livres, en sous-texte, tout le temps.

Anne Reverseau : Pour chacun de tes projets de livre, tu montes donc un ensemble d’images, un assemblage, que tu décroches quand le livre est terminé – les images de ton mur rejoignent alors les archives et les manuscrits. J’aimerais que tu évoques concrètement sa fabrication : comment le mur naît, comment sont accrochées les images, même si tu n’arrives pas forcément à expliquer pourquoi tu choisis telle ou telle image.

H. G.: Lorsque j’ai mon idée de livre – que je me dis que je vais travailler sur la dissection et l’anatomie par exemple et pour le dire vite –, il y a plusieurs mouvements qui s’opèrent. Chez moi, j’ai beaucoup d’images, des boîtes, des caisses, des tiroirs entre autres remplis de nombreuses cartes postales achetées après avoir vu une exposition. Quand j’ai une idée de livre, je retraverse ces collections en prélevant déjà des images qui, pour moi, sont en écho avec l’ouvrage que j’ai dans la tête. Je les mets de côté et je commence à les mettre au mur. Ensuite, j’en cherche d’autres. Pour Voir de ses propres yeux, je me suis prise de passion pour Vésale, l’anatomiste qui a écrit La Fabrique du corps humain en 1543. Dans ce livre, il y a des gravures de Jan van Calcar et je voulais absolument avoir ces images. Donc je me suis mise en quête de trouver un fac-similé de La Fabrique du corps humain, documents qu’en général, je commande sur des sites internet improbables, pour ensuite en découper certaines pages, planches ou illustrations. J’achète la plupart du temps en deux exemplaires, parce que je veux pouvoir conserver une copie du livre « intouché » ; je découpe donc l’exemplaire que j’ai reçu de La Fabrique du corps humain, écrit en latin, où je prends les images que je préfère et je les mets au mur. Ensuite, il y a mes proches qui s’amusent de savoir que je travaille sur un nouveau livre et donc m’envoie toute une série d’images très hétéroclites. Pour ce projet spécifique, j’ai reçu beaucoup de photos, de cartes postales de squelettes et il y a par exemple dans mon mur d’images de l’époque un dépliant gratuit d’un musée d’Amsterdam qu’une très bonne amie m’a envoyé, qui représente un tableau de dissection. J’aime bien aussi cette idée qu’en fait on est dans un effort commun d’images, que ma quête personnelle puisse prendre une dimension collective. Après, je continue pendant toute la durée d’écriture du livre… et j’ai eu la chance d’écrire ce livre quand j’étais en résidence à la Villa Médicis, or j’ai découvert à côté de la gare Termini, à Rome, des vendeurs de cartes postales dans des boîtes, comme le font les fameux bouquinistes parisiens. Ils avaient trois ou quatre boîtes de cartes de fragments archéologiques sur fond noir, une production géniale des années 50, magnifique. À 0,40€ la pièce, j’ai développé un rapport compulsif à ces cartes postales, et j’ai par conséquent acheté toutes celles que je trouvais pendant un an. Avec les étudiantes et les étudiants de la Cambre auxquel·les j’ai proposé un atelier hier, on a ainsi écrit à partir d’images que j’ai trouvées ce week-end dans une brocante. C’est une dynamique qui est donc relativement exponentielle. Le livre se construit comme ça et ensuite, il y a par exemple des tableaux que je vois ou dont j’entends parler, donc je me déplace aussi pour aller rencontrer des images en vrai, si je puis dire, ou des objets. Quand j’ai la chance d’avoir des bourses, je voyage et j’achète des cartes postales ou parfois, de manière un peu pirate, j’imprime sur mon imprimante de bureau, pas en super qualité, des tableaux, des images qui vont compter pour le livre et que j’ai trouvées sur Internet.

A. R.: Quand on a fait les cartels de ton mur d’images dans le cadre de l’exposition au Musée L, on s’est rendu compte de la grande diversité des sources et des époques de production des images que tu es amenée à sélectionner. Il y a aussi ce besoin de matérialisation : qu’est-ce qui change, par exemple, entre le fait d’avoir des boîtes, des albums, des images dans des tiroirs et de les mettre au mur pour écrire, au-dessus de son ordinateur au bureau ? Qu’est-ce qui fait qu’on va vouloir voir les images tout le temps, qu’elles soient toujours à portée de main, à portée d’œil pendant qu’on écrit, par rapport à une image qui serait dans un tiroir, qui serait là sans être là ? Quelle différence cela fait-il ?

H. G. : En réalité, j’ai un double mur d’images. Mon bureau est dans un angle et j’ai un petit mur à droite avec des images qui, elles, ne bougent pas – qui agissent un peu comme un talisman –, avec des photos de volcans, par exemple. J’ai besoin de vivre avec les images, parce qu’on ne voit des choses que dans la durée, après décantation. On croit souvent qu’on peut voir une image immédiatement, dès qu’elle apparaît ; je crois au contraire que pour vraiment voir une image, il faut vivre au moins un an avec elle et l’éprouver tous les jours. Mon bureau est l’endroit où je passe le plus de temps dans ma vie, c’est là où je fais mes mails, j’écris, je prépare mes expositions, mes cours. Du coup, je vis avec ces images et même quand je ne les regarde pas, elles sont là, même quand j’ai les yeux dans le vague, elles sont là. Des fois, je les regarde activement, ce que je ne fais pas si elles sont dans des tiroirs.

C. L.: Dans le septième chapitre de Voir de ses propres yeux, il y a un petit développement autour du « voir vraiment » : est-ce cela, « voir vraiment », cette confrontation dans une durée longue aux possibles de l’image ?

H. G.: Je crois que c’est vraiment un élément de durée, oui. Je suis très marquée par Daniel Arasse qui explique que pour bien décrire les fresques d’une chapelle, il va, il vient, il reste, il reste encore et il dit « à un moment, ça se lève». Je n’ai pas trouvé mieux que cette description pour évoquer ce que je suis amenée à vivre avec les images ; même une toute petite photo trouvée aux puces qui fait 4 cm, à un moment, elle se lève, et la photo « vient ». Je vois encore des choses que je n’avais pas vues dans les images d’Alix-Cléo Roubaud, sur lesquelles je travaille pourtant depuis 15 ans. Je crois aussi qu’on ne voit pas la même chose à différents moments de sa vie. On fait le même trajet toute sa vie, puis un jour on remarque qu’il y a une affiche, un plot, un arbre, une inscription qu’on n’avait jamais vu(e). C’est un peu pareil pour les images, on va remarquer un détail et en tirant le fil de ce détail, l’image change et on découvre comme une nouvelle profondeur. C’est une question d’attention et de durée. C’est bien de vieillir soi-même, même d’un an ou de quelques mois, face à une image, je crois qu’on n’y regarde plus la même chose.

A. R.: Ce qui change, c’est aussi le voisinage de l’image. Avec celles et ceux qui regardent, mais aussi les autres images qui sont autour. Quand on bouge les images ou en adjoint de nouvelles, j’imagine que le sens bouge aussi.

H. G. : Oui, et parfois, elles se révèlent l’une l’autre en avançant. En outre, quand on avance dans l’écriture du livre, on va trouver des choses en les confrontant. Pour Voir de ses propres yeux, j’ai aussi ajouté à un moment des images que j’ai faites moi-même, alors que je ne fais pas trop d’images, parce que j’avais un polaroid à Rome, et surtout parce qu’il est arrivé dans le réel une chose que j’avais écrite : une scène où les arbres tombent. Lors de ma résidence à la Villa Médicis, il y a eu une tempête et les pins qui avaient été plantés par Ingres sont tombés, des pins centenaires, immenses. C’était incroyable et là, je me suis dit qu’il fallait que je fasse une photographie de l’évènement, que j’en garde une trace. D’une certaine façon, c’est la première occurrence de l’image qui prolonge l’écriture, qui vient après.

 

Hélène Giannecchini, 16 Polaroïds, Rome, Bomarzo, Venise, 2018-2019. Vitrine présentée dans l’exposition Murs d’images d’écrivains, Musée L, 2024

 

C. L.: Il y a une des images évoquées dans le livre qui faisait partie du mur d’images initial : la première radiographie réalisée au monde, qui est celle d’une main, mais une main complètement floue, presque indiscernable. Et d’ailleurs, tu en parles comme d’une image ratée : « […] une forme à laquelle on ne peut assigner de but » (p. 29). Ce qui est marquant, c’est que suit le commentaire suivant : « Tant mieux, j’y suis libre ». On peut donc être amené·e à se demander si les images les plus porteuses pour l’écriture d’après toi sont celles qui échappent, celles qui sont troubles ou opaques. Il est intéressant de mettre cela en dialogue avec ce que tu as pu dire précédemment par rapport au fait que ce n’est pas toujours le contenu même de l’image qui fait que tu vas la sélectionner, l’intégrer au mur, mais que ça peut être d’autres éléments, certains rendus, certains formats. Ce que l’on peut considérer comme une image ratée, une image de l’à-côté, comment peut-elle s’intégrer à la fois à la composition du mur, d’un ensemble visuel et puis comment peut-elle éventuellement dynamiser le geste d’écriture ?

H. G.: Cela me fait penser à ce qu’on disait sur les réseaux – les images d’Instagram, trop efficaces, qui ne disent que ce qu’elles disent, qui fonctionnent en vase clos. Il y a quelque chose de tautologique : sur Instagram, une image de carafe, c’est une carafe, donc pour moi ce n’est pas très intéressant. Alors qu’il y a d’autres images où se joue une forme d’indistinction, une chose étrange, et à partir de là, tout d’un coup, je crois que l’écriture est possible. C’est très classique, mais je reste vraiment marquée par La chambre claire et l’idée du punctum barthésien, qu’il y ait une image qui « vient », nous pointe, nous attrape, qui nous aiguillonne grâce à ce quelque chose qui n’a rien à voir avec ce que Barthes appelle le studium – c’est-à-dire un ordre de l’image, une beauté de l’image, une harmonie de l’image. Quand j’enseignais Roland Barthes, les étudiantes et étudiants avaient fait un verbe du punctum et me disaient : « Elle m’a vraiment puncté cette image » et je trouvais ça drôle et terriblement juste. Moi, j’attends d’être « punctée» par les images et cette main que tu évoques, je dis qu’elle est ratée parce que de nos jours, avec une radiographie, on doit pouvoir avoir une lecture claire du corps, la plus précise possible. Or, cette première radiographie est floue, on ne peut absolument rien lire sur cette image, je veux dire que si on doit déceler une fracture, ce n’est pas du tout possible, ça ne répond pas à la mission contemporaine de toute radiographie. Et c’est ça qui est extraordinaire, en fait, c’est que cette première radiographie, on voit un squelette, mais qu’on a du mal à le lire. Le modèle a gardé son alliance, donc on voit sa bague. C’est une image passionnante il me semble, pour plein de choses, et c’est à partir de l’indistinction qu’elle recèle que l’écriture peut émerger.

A. R.: Pour continuer sur la question de l’indistinction, dans Voir de ses propres yeux, à un moment, tu écris : « C’est entre ces images que se niche ce que je veux dire ». L’écrivain·e face aux images ne va pas forcément utiliser ces dernières comme documentation ou comme décor, mais va plutôt les utiliser en dialogue avec l’écriture. Et c’est peut-être dans le silence des images, finalement, que se crée la nécessité d’écrire. Est-ce que tu peux développer un peu cette formule mystérieuse – « C’est entre ces images que se niche ce que je veux dire » ? Est-ce à dire que la littérature prend le relais de ce que ne peut pas formuler le visuel ?

H. G.: Il est difficile de répondre à cette question car je ne veux jamais faire parler les images. Par exemple, même si je trouve que la description est un exercice génial en littérature, bien qu’extrêmement difficile, cela ne m’arrive pas si souvent de décrire très précisément une image. Ce qui peut m’intéresser, c’est ce qu’il y a autour, un genre d’hors-champ, temporel ou géographique. Qu’est-ce qui s’est passé avant, après, qu’est-ce qui se passe autour de cette image ou scène-là ? C’est là ce qui vient lancer l’écriture pour moi, mais c’est aussi dans la relation entre des images, le chemin qui existe entre elles que le livre prend progressivement vie. En fait, il faut que j’arrive à emprunter ce chemin pour réussir à écrire. Dans le cas de Voir de ses propres yeux, le livre part d’une impossibilité à faire face aux cadavres, à une expérience de deuil. La narratrice vit de multiples deuils et n’arrive pas à se confronter au corps mort d’une personne aimée (sans qu’il ne soit précisé de qui il s’agit). Et pour remédier à cette impossibilité à voir dans le réel, elle va regarder des images de cadavres. L’image permet ainsi de faire quelque chose qu’on a été incapable de faire dans la vie et vient soigner, parce qu’il y a déjà une forme de mutation qu’elle opère.

A. R.: C’est assez proche d’un espace de projection, de l’ouverture d’un autre possible par un espace imaginé. Cela m’évoque ce qu’écrit Mona Chollet à propos de sa pratique des tableaux d’images sur Pinterest, dans D’images et d’eau fraîche (2022). Elle n’est pas du tout dans la matérialisation, mais elle explique que pendant très longtemps, elle a collectionné des images qui lui ouvraient un espace auquel elle n’avait pas accès, un espace refuge, via des images de cabanes à la campagne, de choses très proches de la nature. Et au moment où ceci est devenu une réalité dans sa vie, où elle a justement pu avoir une maison à la campagne, elle a cessé de collectionner ces images-là, comme si on avait besoin d’un espace projectif pour ce qu’on n’est pas en mesure de vivre dans nos vies réelles…

Il y a beaucoup d’émotion, aussi, sans doute, dans le choix des images qui nous entourent. Tu ne sais peut-être pas pourquoi tu choisis des images qui te parlent. Quand tu agences ton mur, est-ce que tu es consciente de cela ? Est-ce que tu composes une histoire avec une vision rationnelle ou bien plutôt émotive, intuitive, des images ?

H. G.: Oui, bien sûr, je suis fréquemment bouleversée par des images. Il y en a auxquelles je pense tout le temps. Parfois, je me dis « obsessionnelle », d’autres fois, je me dis « passionnée ». Il y a des images qui m’aident même à comprendre des émotions qui me traversent, il y a des images qui symbolisent des choses très précises pour moi, certaines émotions que je vis. Elles ne les illustrent pas, mais elles sont chargées de quelque chose. On peut projeter certaines émotions sur des images, à l’instar du travail du photographe américain Alfred Stieglitz sur les nuages (la série Equivalents [1922-1935], par exemple). Donc oui, évidemment, que je travaille avec ces émotions-là et qu’elles sont partie prenante dans mes images, même si quand j’écris sur le deuil, j’ai essayé de pas être trop noyée dans l’émotion et les images ont permis une forme de recul et de distance qui, paradoxalement, je crois, a plus de justesse que d’être submergée par les émotions qui nous traversent.

 

Bureau d’Hélène Giannecchini à Ivry, juin 2023 (photo. Anne Reverseau et Jessica Desclaux)

 

A. R. : Sans transition, je voulais aussi te demander de parler du mode d’accrochage de tes images, parce que, lors de l’écriture du livre Murs d’images d’écrivains, puis lors du montage de l’exposition, on s’est beaucoup intéressé·es à ces choses très concrètes : les punaises, les clous, le papier collant, la Patafix, etc. Chaque mode d’accrochage est lié aux usages qu’on fait du mur d’images. Toi, tu utilises du sparadrap médical : est-ce que tu peux nous expliquer pourquoi ?

H.G. : C’est drôle, on a eu une discussion avec François Durif, qui est un écrivain qui travaille aussi beaucoup à partir de murs d’images. Il m’a dit : « Il faudrait que tu viennes voir, je viens d’acheter une plaque métallique, que j’ai installée chez moi, c’est génial avec les aimants ». Et moi : « Ah oui, tu as quoi comme taille d’aimants ? ». Il m’a répondu : « Des tout-petits ». Et moi : « Ah la chance, c’est une très bonne idée ! ». C’était drôle cette discussion. En fait, il m’a presque donné envie de changer de mode d’accrochage… Mais donc j’utilise une chose qui est fréquemment employée dans les galeries et les musées, qui est du scotch médical, parce qu’il est neutre, pas trop acide. Il est vraiment bien pour l’image, même s’il ne colle pas très fort… J’ai commencé, en amatrice, avec de la Patafix qui a ruiné mes images. Comme, quand j’ai fini la rédaction d’un livre, j’enlève le mur, je les colle toutes dans un cahier, j’archive le cahier et je recommence un mur, mes images étaient abîmées, ce que je trouvais fort dommage. Là, j’ai le scotch médical, mais je crois que je suis encore à la recherche de la solution parfaite. Peut-être que les aimants et la plaque en métal, ce sera la prochaine ?

C. L.: J’aimerais te poser une dernière question, sur un tout autre aspect que l’on n’a pas encore abordé, mais qui est intéressant par rapport au geste de création parce qu’en tant qu’autrice, tu investis certes le livre, qui est le territoire médiatique traditionnel de l’écrivain·e, mais tu as aussi eu l’occasion de mettre sur pied des installations muséales dont notamment Ce que tu nommes fantôme porte le nom d’image ou encore Ceux qui habitent les murs. Il nous semblait intéressant de pouvoir aborder cette pratique-là, un type d’écriture qui n’est plus une écriture verbale, mais qui en passe par un dispositif où il est aussi question de dialogue et d’intervalles. Cela m’intéresserait de pouvoir t’entendre sur ces croisements texte/image opérés au-delà de l’espace du livre : qu’est-ce qu’ils permettent d’ouvrir par rapport à une concrétisation livresque ?

H. G.: Je trouve que ce sont d’autres formes d’écriture. J’ai fait une installation avec Stéphanie Solinas, qui est une plasticienne et (notamment) photographe, parce que j’étais fascinée par le fait que dans le sud de l’Italie, il y a des placards, des feuilles affichées dans les rues avec le nom des morts, ceux des gens qui viennent tout juste de mourir, mais aussi parfois des gens qui sont morts depuis trois ans et qui disent, très simplement : « on se souvient de [nom du défunt ou de la défunte] ». Ce n’est pas du tout une pratique qu’on a en France, par exemple, et avec Stéphanie qui avait, elle, une passion pour les écorchés, on s’est dit que c’était beau l’inscription de ces noms dans la rue, qu’il y avait là une forme d’attention accordée aux disparu·es. Alors on a fait une installation à la Fondation Yvon Lambert à Avignon en reprenant ce principe, en alternant ses photographies et mes textes, textes qui devaient tenir sur une feuille – donc plutôt des phrases. Tout d’un coup, la forme visuelle permet par la contrainte d’arriver à une autre forme d’écriture. Ça, c’est assez passionnant, je trouve, parce que c’est comme si ça donnait des outils en plus. Actuellement, je réfléchis à quelque chose pour le festival Photo Saint Germain : une installation autour de photographies – extrêmement dures à trouver – de femmes qui mangent. On a des photos de femmes à table, en train de trinquer, en train de faire la cuisine, en train de présenter un gâteau ou un rôti, mais des photos anonymes, vernaculaires, de femmes qui mettent une fourchette de quelque chose dans leurs bouches, c’est hyper dur à trouver, j’en ai trois ou quatre à l’heure actuelle. Emmanuelle Fructus, l’historienne de l’art et artiste dont je parlais, est sur le coup aussi : elle a trouvé par exemple des photos de fondues avec quelques femmes… J’ai pour le moment ce genre de recherches qui m’amusent beaucoup. Pour Photo Saint Germain, je vais collaborer avec une personne qui est à la fois chercheure et artiste, qui s’appelle Félixe Kazi-Tani et qui travaille sur les pratiques de table. L’idée, c’est de faire une installation, un mur d’images, mais vu que Kazi-Tani est aussi designeuse graphique, on aimerait trouver une forme qui serait un livre, qui serait comme un mur d’images replié qu’on pourrait déployer. Tout simplement, pour moi, travailler avec des plasticiens, des plasticiennes et des designeurs, designeuses graphiques, cela permet d’avoir accès à des outils dont je ne possède pas la maitrise. Le design graphique m’intéresse de plus en plus pour les possibilités de déploiement d’un texte. Je crois que dans ce cadre, je trouve des solutions qu’ensuite je peux déplacer à d’autres endroits, c’est-à-dire dans mes livres.

A. R.: Il est intéressant de voir que c’est le même terme de « déploiement » que tu emploies dans ton livre pour désigner le mur d’images : « le déploiement de ma tête ». Je voulais aussi parler de l’avenir du mur d’images qu’on a vu en développement quand on est venues chez toi au printemps dernier, Jessica Desclaux et moi. C’était le mur de travail lié à l’écriture de ton dernier livre qui sort donc à la rentrée littéraire : Un désir démesuré d’amitié. Est-ce que tu peux nous parler de ce dernier mur d’images ? Est-ce qu’il est achevé ? À quel moment tu vas le décrocher ? Est-ce que tu sais déjà ce que tu vas en faire ? Est-ce que cette fois-ci, tu as utilisé des images dans le livre ?

H. G.: Oui, mon éditrice Christine Marcandier – qui prend la suite de Maurice Olender à la tête de la collection « La Librairie du XXIe siècle »–, et Adrien Bosc qui a aussi été quelqu’un qui m’a beaucoup aidée pour ce livre, m’ont dit : « Bon là, il faudrait mettre des images », alors que dans les autres livres que j’ai signés, il n’y a pas d’images. Il y a donc des images à moi, beaucoup même, dans ce livre, des images que j’ai trouvées. Et non, je ne l’ai pas encore décroché pour plusieurs raisons. D’abord parce que je suis encore en train de relire les épreuves et j’aime bien que les images soient là jusqu’au bout. Le livre sort le 30 août, je me dis que peut-être, je le décrocherai à ce moment-là. Puis, parce que le Seuil m’a proposé d’écrire un livre à partir d’un des chapitres de ce livre et que, donc, je dois écrire un prolongement de celui-ci. Une partie du mur va par conséquent rester accrochée, et je trouve cela intéressant, car je sens que certaines images vont rester là tandis que d’autres vont progressivement les rejoindre, de nouvelles, pour ce nouveau livre.

Je pense que je vais acheter un carnet pour les images du mur actuel. C’est un mur que je vais enlever en deux temps et ce sont des images qui viennent d’archives minoritaires, en particulier des archives queer des États-Unis, et aussi des photos que j’ai trouvées au hasard de mes recherches et vadrouilles, qui représentent des couples homosexuels, essentiellement, des tracts et des choses comme ça. C’est ce type de matériaux qu’il y a sur mon mur en ce moment… jusqu’à nouvel ordre !