#7 – Janvier / January 2025

Le vrai et le faux : le panorama comme
machine de vision

Un échange entre Alexander Streitberger et Arno Gisinger

Arno Gisinger, Faux Terrain, série de sept photographies noir et blanc, tirages barytés contrecollés sur aluminium, cadres en bois, 129 × 156 cm, 1997.

La fascination du panorama

Alexander Streitberger : Faux Terrain (1997) et Betrachterbilder (1998) se réfèrent explicitement au panorama historique aux niveaux thématique, spatial et perceptif. Les deux séries évoquent le dispositif du TIROL PANORAMA (1896), une peinture circulaire géante représentant la troisième bataille de Bergisel du 13 août 1809 entre les tyroliens autour d’Andreas Hofer et les troupes bavaroises et napoléoniennes pendant la guerre d’indépendance du Tyrol. Étant un symbole de liberté et de patriotisme ainsi qu’une expression de valeurs religieuses et locales, tout en offrant une vue splendide du paysage alpin de la région, ce panorama poursuit à la fois des objectifs éducatifs (renseigner sur un événement historique du passé), propagandistes (glorification de la patrie) et touristiques (montrer la beauté du paysage). D’où vient ta fascination pour le panorama en général et pour le panorama du Bergisel en particulier ? Est-ce que les aspects religieux, socio-politiques et économiques ont également attiré ton attention ?

Arno Gisinger : Tout d’abord il s’agissait d’une Kindheitserinnerung, d’un souvenir d’enfance au sens benjaminien du terme. J’avais visité le panorama avec mes parents lors d’une excursion à Innsbruck. J’avais peut-être sept ou huit ans à l’époque et l’expérience de cette machine de vision surdimensionnée m’avait fortement impressionné. Cela rappelle le vieux topos, souvent formulé face à la première rencontre avec l’un de ces panoramas historiques, de ce regard émerveillé et naïf de l’enfant qui ne sait pas encore distinguer le réel de sa représentation picturale, la nature de l’artefact. Des années plus tard, après mes études de photographie en France, je me suis souvenu du panorama en retournant au Tyrol. Je commençais alors une étude approfondie de cet objet curieux et unique, mais à l’époque encore peu considéré par la recherche. Le panorama, étant un médium populaire et touristique, réalisé par une équipe de peintres d’après une commande et des formats préétablis, n’avait jamais véritablement suscité l’intérêt de l’histoire de l’art.

Nous étions au milieu des années 1990 et la seule étude que je connaissais à l’époque était le livre pionnier de Stephan Oettermann, Das Panorama: Die Geschichte eines Massenmediums (1980). Mais j’avais également lu Techniques of the observer (1990) de Jonathan Crary, Simulacres et simulation (1981) de Jean Baudrillard ou Machine de vision (1988) de Paul Virilio. L’apparition de nouvelles technologies numériques au début des années 1990, combinée avec la nouvelle approche méthodologique de Medienarchäologie (archéologie des médias), nous poussait à considérer les panoramas comme une sorte de « cyberespace » du 19e siècle », comme les ancêtres non seulement du cinéma, mais aussi des technologies contemporaines de simulation 3D.

Mais au-delà de cet intérêt général pour les panoramas, les implications politiques et idéologiques du panorama du Bergisel m’avaient également intrigué, d’autant plus que ces dimensions avaient été cachées derrière un regard historiciste qui prônait tout simplement la véracité de la représentation des événements historiques. Mon idée au départ était de faire une sorte de case study, capable de déconstruire tous ces aspects religieux, socio-politiques et économiques. Mais je voulais le faire en tant qu’artiste, en tant que photographe, et prouver d’une certaine façon que l’appareil photographique était un instrument de compréhension et de déconstruction à la fois.

AS : Dans un certain sens, tu déconstruis le fonctionnement et le dispositif du panorama, ainsi que les effets produits par celui-ci. Si le but ultime du panorama est de brouiller les frontières entre la réalité et la représentation par l’immersion de la spectatrice / du spectateur dans un environnement total, apparemment sans limites, Faux Terrain et Betrachterbilder détournent les mécanismes trompeurs de l’illusionnisme panoramique en déplaçant le focus de l’objet représenté aux modes de présentation et de réception. J’appellerais Faux Terrain et Betrachterbilder, en référence à la notion de meta-picture introduite par W. T. J. Mitchell, des méta-panoramas, parce qu’il ne s’agit pas de panoramas proprement dits, mais des images sur des panoramas qui explorent et interrogent les formes et les fonctions du panorama comme dispositif spectaculaire.

AG : Oui, mais avec l’idée d’une approche paradoxale : dévoiler les mécanismes d’une machine de vision (le panorama) par le truchement d’une autre machine, l’appareil photographique, à partir d’un espace habituellement inaccessible et interdit, le « faux terrain ». L’utilisation de la chambre photographique était primordiale à plusieurs égards. Elle m’a incité à travailler comme au 19e siècle : en argentique, sur trépied, avec des temps de pose longs, mais également avec beaucoup de possibilités technico-esthétiques dans la construction des images (décentrements, basculements, effets de Scheimpflug, grande profondeur de champ).


Faux Terrain
(1997)

AS : Dans Faux Terrain, les dimensions des tirages imitent l’effet immersif de la peinture panoramique. Cependant, le noir et blanc et le cadrage transforment les scènes représentées en fragments incomplets qui ne permettent plus de reconstituer les actions de combat. Tout au contraire, ces détails photographiques cassent la simulation picturale et la fiction narrative en rendant visible la transition entre la peinture et ce qu’on appelle le « faux terrain », c’est-à-dire la zone intermédiaire entre plateforme et toile circulaire où sont placés des installations et des objets tridimensionnels pour renforcer l’illusion immersive. Pourrait-on dire que tu interroges avec cette œuvre les modes de fonctionnement des médiums photographique et panoramique, notamment leur revendication de simuler et de documenter la réalité, en jouant un système de représentation (le panorama) contre l’autre (la photographie) ?

AG : Tout à fait, car l’un des grands défis en photographie réside dans la transformation de la perception tri-dimensionnelle en images bi-dimensionnelles (même si le papier photographique, comme disait Wolfgang Tillmans, est aussi un objet en trois dimensions). Photographier à l’intérieur d’un panorama provoque une collision de différents systèmes de représentation : perspective linéaire vs pluri-perspective, image plane vs toile circulaire, cadrage et fragmentation vs image en continu, fenêtre sur le monde vs immersion.

Au départ, les images de la série Faux Terrain étaient agrandies à partir de négatifs 4×5 inches, tirées sur du papier baryté dans un format important, contre-collées et encadrées. C’est seulement quelques années plus tard, à l’occasion de la présentation du travail dans certains espaces d’exposition de grandes dimensions, comme le Palais de Tokyo à Paris ou la Schirn Kunsthalle à Francfort, que j’ai décidé de les transférer sur du papier peint et de les agrandir à 4 x 5 mètres. Le choix du n/b était également important, car il touchait à une autre question fondamentale de la représentation, notamment par rapport à l’histoire de la photographie. Je préfère par ailleurs l’expression « monochrome », car le terme n/b (voire l’idée de penser la photographie selon deux « systèmes » distincts) n’apparait qu’au début du 20e siècle, au moment de l’invention de la couleur. Ce choix avait été également influencé par l’histoire culturelle de la couleur. La prédominance quasi exclusive de la photographie (et du cinéma) en n/b tout au long du 19e siècle nous fait penser « le passé » en monochrome. Ce rapport complexe entre images et histoire a été récemment abordé par Peter Geimer dans son excellent livre Die Farben der Vergangenheit. Wie Geschichte zu Bildern wird, 2022).

 
Betrachterbilder (1998)

AS : Alors que Faux Terrain explore la relation entre différentes formes de représentation, Betrachterbilder renverse la situation en s’intéressant aux personnes qui se trouvent sur la plateforme afin d’observer la scène représentée dans le panorama. Dans un entretien, tu soulignes que les Betrachterbilder ne portent pas premièrement sur les diverses façons de regarder ou d’observer les images, mais sur les manières dont le mode de contemplation est conditionné autant par le dispositif spectaculaire (le panorama) qui oriente le regard que par le médium qui le représente (la photographie). Je te cite à ce propos : « Car la contemplation dans les Betrachterbilder est en vérité une construction photographique : elle est le fruit d’un long temps de pose (dix secondes environ) des personnes photographiées et d’une grande ouverture du diaphragme. L’observation de l’observateur devient alors à son tour un trompe-l’œil photographique. »

AG : En effet, les Betrachterbilder répondaient à une interrogation très ancienne sur la question du regard et de la contemplation dans l’art. Bien évidemment, les théories de Michael Fried, depuis son livre Absorption and Theatricality (1980), traduit en français en 1990 sous le titre La place du spectateur, avaient accompagné mes réflexions. Plusieurs photographes avaient travaillé dans les années 1980 sur la question des regardeurs face à l’histoire. Je pense par exemple à Judith Joy Ross et ses portraits devant le Vietnam Veterans Memorial à Washington. Thomas Struth avait travaillé sur les regardeurs de tableaux / visiteurs de musées. Mais contrairement aux Museumsbilder de Struth, mes Betrachterbilder ne montrent pas ce que regardent les regardeurs, ou seulement vaguement dans un flou lointain. Or, les surfaces des visages reflètent d’une certaine façon la lumière naturelle qui est réfléchie, elle, par la surface de la peinture panoramique.

AS : Personnellement, j’ai dû penser, en regardant les personnages des Betrachterbilder, aux figures de cires, mais aussi à la série Portraits que Hiroshi Sugimoto a réalisée en 1999 ou encore aux portraits monumentaux de Thomas Ruff de la fin des années 1980. Jouant sur les codes de la peinture, de la photographie et du cabinet de cire, Sugimoto pose la question de la capacité de la photographie à capter « ce que signifie être vivant ici et maintenant. » Et la remarque de Ruff va dans le même sens : « La photographie prétend montrer la réalité. Avec votre technique, vous devez vous approcher le plus possible de la réalité pour l’imiter. Et quand vous en êtes proche, vous reconnaissez alors que ce n’est pas elle. »

AG : La photographie avec son fameux « effet de réel » est aussi l’héritière d’une longue histoire culturelle occidentale de la physiognomonie (Johann Caspar Lavater), donc de l’idée que l’observation de l’apparence physique d’une personne, et particulièrement les traits de son visage, donnerait un aperçu de son caractère ou de sa personnalité. Comme Thomas Ruff je suis convaincu que la photographie est tout d’abord un médium de la surface. Elle ne peut pas « capter » ou « enregistrer » ce qui se passe à l’intérieur d’un corps, sauf si l’on croit profondément à la photographie spirite. Une photographie ne nous dit rien sur la personne, ses émotions ou sa personnalité. Mais elle peut déclencher en nous une réflexion sur ce qui pourrait se passer à intérieur de l’autre. L’émotion est donc du côté de celui ou celle qui regarde l’image — dans un sens phénoménologique et éthique du terme (comme par exemple chez Emmanuel Lévinas) ou compassionnel (chez Susan Sontag, Regarding the pain of others, 2003). En cela la photographie est extrêmement puissante.

AS : Pour revenir aux portraits des Betrachterbilder, ce basculement de l’individu vivant à la construction picturale est bien présent. Il y a quelque chose d’intemporel, de plastique, d’artificiel qui émane de ces images, comme si la personne s’était transformée en une sorte de sculpture inerte, ce qui me fait penser à la remarque de Roland Barthes qui disait que devant l’appareil photographique le sujet se mue en objet, ou encore à la définition qu’André Bazin donne de la photographie comme un médium qui embaume le temps. En effet, les personnes représentées ressemblent étrangement aux spécimens naturalisés, embaumés dans le temps, tels qu’ils sont exposés dans les dioramas des musées d’histoire naturelle, par ailleurs souvent devant un fond panoramique peint (comme les « spécimens » des Betrachterbilder).

AG : Oui, tu as parfaitement raison. C’est peut-être l’effet physiologique qu’exercent les panoramas sur les spectateurs / spectatrices… Blague à part, les conditions de visite dans un dispositif panoramique créent une atmosphère très spécifique. L’architecture, l’entrée par un couloir noir, le velum au-dessus de la plate-forme qui cache la construction, le faux terrain, la lumière naturelle… Tout cela amène à une atmosphère feutrée que l’on ressent probablement dans les photographies. J’accentue cette ambiance générale par des choix techniques spécifiques : une très faible profondeur de champs et un temps de pose long qui fige les regardeurs et retranscrit en même temps (par le flou de bougé) les déplacements des autres visiteurs. L’aspect « diaphane » de la série est aussi dû à la transparence des supports utilisés lors la prise-de-vue (des diapositives). Les œuvres, telles qu’elles ont été acquises par le Centre Pompidou, sont des tirages Lambda très brillants.

 

Expositions

AS : Un point essentiel de ces deux séries me semble l’évolution de leur présentation dans des contextes d’expositions variables. D’un côté, elles peuvent être accrochées indépendamment, comme c’était le cas dans la présentation de Betrachterbilder à la Galerie allerArt, Remise, Bludenz, en 2000 ou à la galerie 779 à Paris en 2001. Dans cet accrochage, la situation du panorama est inversée, car les mêmes personnes qui se trouvent sur la plateforme pour observer la peinture circulaire qui les entoure sont maintenant réparties de manière « panoramique » sur les murs pour accueillir les regards des visiteurs qui entrent dans l’espace de l’exposition.

AG : En effet, cela crée une forme d’interaction entre les images et les regards des regardeurs. Par ailleurs, la plate-forme d’un panorama a aussi la fonction de rassembler dans un seul espace une variété de regards. Les visiteurs ne regardent pas seulement la peinture, mais ils observent également les autres. Un accrochage de photographies doit à son tour tenir compte de l’interaction entre les images et la présence humaine de visiteurs. Ce qui joue beaucoup dans la série des Betrachterbilder est leur taille à échelle humaine qui permet une rencontre avec l’image. Les images sont accrochées très bas, « les yeux dans les yeux » pour ainsi dire.

AS : D’un autre côté, les deux séries fonctionnent comme un binôme qui crée, pour citer Olivier Lugon, « un effet de champ contre-champ entre regardant et regardé. » Cet effet est particulièrement évident dans l’installation des deux séries dans l’exposition Diorama à la Schirn Kunsthalle Francfort, 2017. En accrochant les images de Betrachterbilder et de Faux Terrains respectivement au mur intérieur et au mur extérieur de la rotonde d’entrée du bâtiment, tu transformes celle-ci en une sorte de panorama de second degré. Si la disposition des images fait écho à l’expérience originale du TIROL PANORAMA (les personnes observent les détails de la peinture à partir d’une certaine distance), l’expérience des visiteurs de l’exposition est plus complexe. Elles ou ils déambulent, en effet, dans le couloir étroit entre les deux séries d’images, c’est-à-dire exactement là où se trouve, dans le dispositif original, le faux terrain. Il y a quelque chose de vertigineux dans cette mise en scène. C’est non seulement que différentes temporalités se croisent (le temps historique du panorama peint, le moment où les personnes des Betrachterbilder ont été photographiées et, enfin, l’expérience présente des visiteurs), mais le dédoublement du dispositif panoramique crée, de surcroît, un paradoxe selon lequel l’expérience des visiteurs est constamment mise à l’épreuve par les espaces hétérogènes du panorama, de la photographie et de l’architecture.

AG : Je me donne cette liberté dans mon travail de transférer certaines images sur d’autres supports si le contexte spécifique d’une exposition ou l’architecture l’exigent. À la Schirn Kunsthalle les images n’étaient plus « accrochées » au sens propre du terme. Les images de la série Faux Terrain étaient imprimées sur du wallpaper de grand format tandis que les Betrachterbilder étaient transférés sur des supports translucides et collées directement sur les vitres (vitrophanies). C’est l’architecture même de la Schirn qui m’avait donné l’idée pour ce geste. La rotonde de la Kunsthalle a une fonction d’accueil, d’accessibilité et de circulation. Elle ne fait pas partie des espaces d’exposition. Avec ma proposition j’ai d’une certaine façon mis en marge mon travail tout en créant un nouvel espace d’exposition élargi et spécifiquement dédié à mon travail.


Architecture / atmosphère / spatialisation des images

AS : Les trois facteurs fondamentaux pour tous tes projets, écris-tu, sont « les données architecturales et atmosphériques des espaces, les conditions de visite et le potentiel de spatialisation des images ». Ces trois facteurs sont également essentiels pour le panorama, à la différence près que le résultat est plutôt le contraire : au lieu de simuler un monde homogène sans entraves, tu crées des ruptures et des contradictions (entre les médiums, mais aussi entre l’expérience picturale le l’expérience de l’espace réel). Est-ce qu’on pourrait qualifier l’installation à la Schirn Kunsthalle Francfort de contre-panorama, dans le sens où tu utilises et redistribues les éléments du dispositif panoramique pour en démontrer les mécanismes illusionnistes ?

AG : Je dirais plutôt un « méta-panorama », comme tu l’as proposé au début de notre conversation en te référant à W. T. J. Mitchell, car ce dispositif spécifiquement conçu pour Francfort me permettait d’interroger mon propre travail face à l’architecture du bâtiment et aux conditions de visite.

AS : Selon François Robinson, le panorama a tendance à naturaliser l’histoire. En effet, l’enjeu du panorama est de nous faire croire que ce que nous voyons est un paysage tel qu’il existe réellement ou une bataille qui s’est vraiment déroulée telle quelle en un lieu précis et à une heure exacte. Dans ton travail, tu proposes une historiographie en images qui tient compte du potentiel heuristique et esthétique du document. S’agit-il pour toi de « dénaturaliser » le panorama pour mieux en saisir le fonctionnement et pour en décortiquer les ressorts idéologiques ?

AG : Oui, au-delà des aspects artistiques et plastiques dont nous avons discuté, mon travail sur le panorama d’Innsbruck se veut comme une réflexion sur l’écriture (visuelle) de l’histoire. Les peintres de l’époque se sont basés sur des récits historiques, des témoignages patriotiques de la bataille afin de la synthétiser sous forme d’une gigantesque image à 360 degrés. Ce qui est très complexe et fascinant dans la construction de ce panorama est la représentation du temps. Il y a plusieurs temporalités qui se superposent. Le temps de l’exécution de la peinture (1895-1896) et le temps historique représenté (1809) se chevauchant dans un certain nombre d’anachronismes volontaires. Les Schützenuniformen (les uniformes des combattants tyroliens) datent de la fin du 19e siècle et n’existaient pas encore en 1809. Et c’est justement pour cela qu’elles permettaient une identification patriotique aux visiteurs contemporains de 1896. Les temporalités représentées de la bataille sont également très intéressantes à observer, car on y trouve le temps décisif de la bataille, au moment du coucher de soleil, mais aussi des temporalités singulières très fragmentées. Et en découvrant ces micro-histoires pendant la visite, on (re)construit finalement, dans la durée de l’observation, un grand récit visuel de la bataille.

AS : Dans un texte consacré aux séries Faux terrain et Betrachterbilder, tu soulignes que « l’appareil photographique peut, par un jeu de focale, rompre l’effet spatial du panorama ou en effacer totalement les frontières tout en créant de nouvelles illusions. » Cela me fait penser à un ensemble de triptyques que le photographe conceptuel John Hilliard a réalisés dans les années 1970 pour explorer la profondeur de champ. En choisissant des focalisations différentes pour des vues identiques, l’artiste montre que la signification de l’image photographique n’est pas stable mais dépend du procédé technique de l’appareil et de l’usage qu’on en fait. Cette critique du médium photographique en tant que moyen de documentation objectif et neutre par la photographie conceptuelle a-t-elle exercé une influence sur ton approche artistique ? Et si tu constates avoir « questionné photographiquement le dispositif du panorama », pourrait-on ajouter que l’inverse est aussi vrai, c’est-à-dire que le panorama te permet de mettre à l’épreuve le médium photographique ?

AG : Absolument, le panorama comme machine de vision interroge à son tour le médium photographique. Ce travail m’a aussi poussé à réfléchir de façon plus réflexive aux éléments constitutifs de mon médium de prédilection. L’art conceptuel a exercé dès le départ une très grande influence sur ma pratique photographique. John Hilliard en est un excellent exemple. On pourrait également citer d’autres artistes comme Ugo Mulas (1928-1973), Robert Smithson (1938-73) ou Victor Burgin (*1941). J’appartiens peut-être à la dernière génération de photographes qui ont construit leur travail sur la photographie dite « argentique ». « Qu’est-ce que la photographie ? » reste une question importante pour moi, même si je n’ai pas de réponse définitive et si je ne crois pas beaucoup à une ontologie de la photographie en soi. Je suis plutôt un adepte de la contextualisation et de l’archéologie des savoirs.

 

Schuss / Gegenschuss (2018)

AS : Dans l’un de tes travaux plus récents, le panorama n’apparaît plus comme sujet ou thématique, mais il est toujours très présent comme dispositif spatial et comme mode de perception (ou peut-être plutôt comme principe d’orientation du regard). L’installation Schuss / Gegenschuss (2018), par exemple, est constituée de quatre photographies panoramiques en noir et blanc, tirées sur bâche micro-perforée et imprimées en recto-verso, au format 385 x 175 cm. Conçue pour l’exposition collective « Sag Schibboleth! Über sichtbare und unsichtbare Grenzen » au Musée Juif de Hohenems (Autriche), cette œuvre propose une réflexion sur le marquage de la frontière entre l’Autriche et la Suisse en 1935, c’est-à-dire trois ans avant l’Anschluss. Pourrais-tu décrire l’œuvre et expliquer son contexte de production ?

AG : Ce travail a été réalisé dans le cadre d’une exposition collective sur la question des frontières. Comme souvent dans mes projets j’utilise des événements historiques afin de mieux comprendre notre présent. En l’occurrence, il s’agissait d’interroger la fonction de la photographie dans la construction réelle et imaginaire des frontières. Un « schibboleth » est une phrase, un mot ou un geste qui ne peut être utilisé – ou prononcé – correctement que par les membres d’un certain groupe. Il révèle l’appartenance d’une personne à un groupe et détermine ainsi des frontières visibles ou invisibles, physiques ou topographiques. Mais le « schibboleth » dans son premier sens, tel qu’il a été inventé dans la bible hébraïque, devient aussi une histoire de vie ou de mort. Je me suis alors demandé si la photographie était elle-même une sorte de « schibboleth » visuel historique face à toutes les technologies actuelles de surveillance et de contrôle qui envahissent notre quotidien.

AS : Pourquoi as-tu choisi un format panoramique pour réaliser ces prises de vues qui montrent les quatre faces d’une des bornes frontalières installées en 1935 pour délimiter cette nouvelle frontière ? Y a-t-il un lien avec la photographie panoramique telle qu’elle a été utilisée depuis le milieu du 19e siècle dans un contexte militaire pour saisir la topographie d’un lieu ou pour contrôler un terrain ?

AG : Absolument, l’idée d’une « all-embracing view » est historiquement — je dirais presque déontologiquement — liée à des questions militaires ou géostratégiques. L’invention de la photographie panoramique au 19e siècle est aussi motivée par le fantasme du contrôle visuel absolu d’un territoire. L’instrument de prise de vue que j’ai utilisé pour ce travail (un Noblex 6 x 12 cm) est l’un de ces appareils photographiques panoramiques dotées d’un objectif rotatif qui permet d’élargir le champ optique de l’image à 180 degrés. Mais mon protocole de prise-de-vues et mon dispositif d’exposition s’opposent consciemment à cette vision d’un regard absolu et totalitaire.

AS : Dans le documentaire Notre Musique (2004), Jean-Luc Godard évoque le principe du champ-contrechamp comme métaphore pour la relation entre les Israélites et les Palestiniens qu’il associe ensuite à celle entre le documentaire et la fiction : « En 1948, les Israélites marchent dans l’eau vers la Terre Promise. Les Palestiniens marchent dans l’eau vers la noyade. Champ et contrechamp. Le peuple juif rejoint la fiction. Le peuple palestinien, le documentaire. » Pour Godard, la différence entre fiction et documentaire est donc une question de perspective. Ce qui est la réalisation d’un rêve pour les uns est une misère bien réelle pour les autres. Bien que cette distinction dichotomique soit discutable, je me demande si ce n’est pas précisément la dimension politique et idéologique de ce changement de perspective, selon lequel on passe de la fiction au documentaire, qui est sous-jacente au Schuss / Gegenschuss. Après tout, la définition d’une frontière est toujours une construction imaginaire qui, pourtant, peut avoir des conséquences dramatiques pour certaines personnes. En l’occurence, la frontière en question reflète à la fois une réalité territoriale et, pour les migrants juifs fuyant l’Allemagne et l’Autriche national-socialistes, la ligne de partage entre la mort certaine et la promesse d’une vie en liberté.

AG : Les citations de Jean-Luc Godard sont souvent très ambiguës, car séduisantes et problématiques à la fois. Notamment quand elles sont basées sur une pensée dichotomique. Le passage que tu cites prend une dimension encore plus complexe et problématique dans la situation géopolitique actuelle. Je plaiderais plutôt pour une pensée dialectique dans laquelle « fiction » et « documentaire » ne seraient pas des entités étanches mais plutôt des vases communicants. J’ai toujours pensé, et l’expérience du travail dans les archives me l’a souvent confirmé, que les sources portent en elles autant de potentiel fictionnel que réel. L’écriture de l’histoire, comme par ailleurs la photographie, n’est jamais une restitution fidèle du passé, mais plutôt une interprétation basée sur des sources. Pendant mes recherches préparatoires pour Schuss / Gegenschuss j’ai trouvé dans des archives locales ces images historiques et vernaculaires, produites par des douaniers, qui montrent des mise-en-scènes de leur travail « à la frontière ». Sont-elles plutôt « documentaires » ou « fictionnelles » ? Évidemment les deux !

AS : Le mode de production des images de Schuss / Gegenschuss est soumis à une logique panoramique. Cela ne concerne pas seulement le format des images individuelles, couvrant une étendue de 180 degrés, mais aussi le fait que les quatre images montrent la borne frontalière sous tous les aspects et de tous les côtés. Comme le disait Walter Benjamin, le principe fondamental du panoptique (et du panorama) est de « voir tout de toutes les manières ». Dans l’exposition, les quatre images sont cependant séparées, distribuées à travers l’espace, pour que la spectatrice / le spectateur doive faire un effort pour reconstruire mentalement ce paysage frontalier. S’agit-il d’une sorte de déconstruction de deux idées de maîtrise absolu de l’espace, l’une représentationnelle (panorama), l’autre géopolitique (frontière) ?

AG : Mais les quatre images panoramiques d’une même borne créent une sorte de « quadrature des perspectives » qui décompose le regard sur le paysage frontalier en quatre points de vue possibles. Une seule et même borne sert de point de repère spatial pour un vis-à-vis imaginé. Contrairement au cinéma où une succession spatio-temporelle d’images crée un récit par le montage, la photographie reste un fragment visuel qui définit un point de vue fixe permettant une temporalité subjective de l’observation. Dans mon cas, le montage des images dans l’espace, à l’extérieur du musée, est fragmenté et nécessite effectivement un changement de position physique.


Gespenstergeschichten
(2017)

AS : L’installation Gespenstergeschichten (2017) est basée sur les collections photographiques de la Kunsthalle Mannheim. Au-delà de la fonction de documentation des objets et de leur accrochage au sein des expositions, ces archives témoignent des évolutions politiques qui ont accompagné et marqué l’institution à travers l’histoire. Dans ce cas précis, la documentation de l’exposition « Neue Sachlichkeit » (Nouvelle objectivité) de 1925 témoigne de l’esprit ouvert et avant-gardiste qui régnait à Mannheim pendant la République de Weimar, alors que les photographies des expositions « Kulturbolschewistische Bilder » (Tableaux du bolchevisme culturel) (1933) et « Entartete Kunst » (« Art dégénéré ») (1937) montrent en partie les mêmes images, cette fois diffamées par les nazis comme signes de décadence artistique et culturelle. Pendant la Biennale de Mannheim en 2017, tu as projeté une sélection de ces images sur le mur circulaire à l’intérieur de l’ancien château d’eau de la ville. La période de construction de ce bâtiment monumental néo-baroque (entre 1886 et 1889) correspond historiquement à une nouvelle vague de panoramas patriotiques en Allemagne et ailleurs. Citons deux exemples à Berlin, le panorama de la bataille de Sedan de 1883 et le panorama colonial de 1885. La rotonde du panorama comme spectacle patriotique et la rotonde de la construction fonctionnelle du château d’eau s’inscrivent dans une attitude générale de cette époque, tiraillée entre progrès technique et historicisme culturel. As-tu pensé à ces fantasmes culturels et technologiques quand tu as décidé de présenter les « histoires de fantômes » des archives de la Kunsthalle dans le château d’eau ?

 AG : Quand Florian Ebner, le commissaire de l’exposition, m’avait proposé d’investir le château d’eau, habituellement fermé au public, j’ai été tout de suite séduit par l’idée d’un espace circulaire pour mes projections. Mais il a fallu installer une plate-forme, sans toucher aux escaliers historiques. L’idée d’une plate-forme a été en effet directement inspirée par mon travail sur le panorama d’Innsbruck et mes recherches sur cette nouvelle vague de panoramas patriotiques à la fin du 19e siècle. J’ai créé une projection avec une bande sonore de 30 minutes qui retraçait l’histoire politique de la Kunsthalle Mannheim. La plate-forme permettait surtout de rassembler les spectateurs et spectatrices au centre pour appréhender les œuvres à travers leurs reproductions photographiques, c’est-à-dire, pour reprendre les termes de Benjamin, non « comme la création d’un individu » mais comme « des productions collectives ». Projetées directement sur les murs de briques, les images créaient un effet de distanciation qui questionnait ce que nous voyons lorsque nous regardons des reproductions d’œuvres d’art absentes. Les tableaux détruits, spoliés ou dénoncés à travers les deux expositions de diffamation « Kulturbolschewistische Bilder » et « Entartete Kunst » apparaissaient en effet comme des revenants fantomatiques d’une sombre époque de l’histoire de l’art dont la photographie reste aujourd’hui l’un des plus actifs témoins.


Les Bruits du Temps
(2019-2020)

AS : Les Bruits du Temps est une installation constituée de cinq éléments : six photographies panoramiques verticales n/b translucides, la reproduction agrandie d’un sismogramme du 11-12 août 1944, une citation de Marc Bloch, une installation sonore de 30 minutes (en boucle) et une vidéo de 20 minutes. Dans l’extrait de texte, emprunté à l’Apologie pour l’histoire ou métier d’historien (1942), Marc Bloch médite sur l’impossibilité de saisir le monde physique, « énorme et bigarré », par une reproduction photographique. Selon lui, le caractère médiatisé de notre approche au monde fait que l’historien est obligé de choisir et de trier parmi les documents qui se trouvent à sa disposition. Les sciences, continue-t-il, n’offrent que des vues partielles sur le monde alors que la tâche de « recomposer le paysage, comme unité » appartient aux artistes. Dans ton installation, tu réunis en effet diverses manières de s’approprier le monde par le biais de méthodes scientifiques (sismographie), de procédés documentaires (archives photographiques) et de dispositifs audio-visuels (la bande sonore et la vidéo) afin de donner une image plus large et plus complexe de la réalité. Les images sont intégrées dans deux dispositifs architecturaux : les six photographies panoramiques verticales sont collées, à des intervalles réguliers, sur la façade horizontale vitrée du bâtiment superposant ainsi des lieux historiques en noir et blanc au paysage actuel. Le sismogramme qui enregistre les détonations de bombes des 11 et 12 août 1944, recouvre en tant que wallpaper panoramique le mur convexe qui domine l’espace d’exposition. Si l’on considère le sismogramme comme une sorte de paysage graphique et sonore, ces deux installations réunissent deux fonctions principales du panorama historique, la représentation de paysage et la commémoration historique, pour constituer ce qu’on pourrait appeler des panoramas mémoriels. Pourrais-tu développer sur la relation entre la mémoire, l’archive et l’espace physique de l’exposition ?

AG : Le projet Les Bruits du Temps interroge les rapports complexes qu’entretiennent les arts et les sciences avec le médium photographique. Grace à une résidence de recherche et de création à l’université de Strasbourg entre 2018 et 2020, j’ai pu explorer et réactiver les importants fonds d’images en sismologie. Un corpus d’environ 4 000 plaques de verre photographiques, ainsi que les archives de dizaines de milliers de sismogrammes (sur papier photographique ou noir de fumée), témoignant de l’activité scientifique et du rayonnement international de la première station de sismologie à Strasbourg. L’invention de la sismologie moderne à la fin du 19e siècle est une tentative de mesurer et de maîtriser le risque, car les tremblements de terre nous rappellent en permanence l’instabilité du monde et la fragilité de nos existences. Mais ils provoquent également des réflexions spéculatives sur ce qui se passe à l’intérieur de la Terre. Dans son grand ouvrage Mundus subterraneus (1665), Athanasius Kircher crée une iconographie baroque de ce monde invisible aussi inquiétant qu’inaccessible. Les nouvelles approches scientifiques du 19e siècle opèrent un changement épistémologique par un nouveau type d’images. La méthode graphique. Sciences expérimentales, publié en 1878 par Étienne-Jules Marey, est emblématique de ce changement de paradigme. La photographie joue désormais un rôle primordial dans ces nouvelles imageries scientifiques. Pourtant, les relations entre photographie et sismologie n’ont curieusement jamais fait l’objet de recherches.

Afin de garantir la fiabilité de leurs mesures, les sismologues avaient construit des « bâtiment-instruments », isolés de leurs environnement au niveau des températures et des mouvements extérieurs. Pourquoi ne pas également considérer un bâtiment d’exposition comme un instrument de vision ? En voyant l’architecture contemporaine du Frac Alsace à Sélestat, j’ai été frappé par ce grand mur convexe qui me paraissait être le fragment d’un tambour surdimensionné sur lequel était fixé le papier d’une sismogramme. Sa forme panoramique permettait d’enregistrer dans la durée les bruits du temps et les tremblement de terre. Les images verticales, produites avec le même appareil panoramique que Schuss / Gegenschuss, étaient un hommage à la présence à Strasbourg du grand historien et résistant Marc Bloch, aujourd’hui panthéonisé.

 

Paris-Bruxelles, décembre 2024-janvier 2025